L'Atelier-Philosophie

de  la  maternelle  au  collège

 

Principes

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Spécificité, pratique

et fondements

 

 

Jacques LÉVINE

Préalables

Quelques mots sur la toile de fond où s’inscrivent les ateliers de philo tels que nous les concevons.

Ce n’est pas par hasard si, depuis quelque temps, la place de la philosophie à l’école, dans la société, dans la vie, fait l’objet de toutes sortes de remises en question quant à son objet et sa présentation.. Par exemple, en écoutant les informations des médias, on apprend que la réforme de l’enseignement  de la philosophie en Terminale est envisagée et que l’on met en doute rien moins que l’intérêt de la dissertation. Chacun connaît maintenant la mode des « cafés-philo » Les choses se passent comme si on opposait deux formes de philosophie. Caricaturalement, l’une serait de l’ordre de l’exercice convenu. élitisée, artificialisée, coupée de ses racines vivantes, celle que Socrate condamnait déjà chez les rhéteurs. L’autre serait beaucoup plus proche des réalités de la quotidienneté, donc plus capable, grâce à’un regard de virginité, d’engager une nouvelle étape de réflexion sur le sens de notre rapport au monde.. Si bien qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si, depuis peu, apparaît l’idée d’ateliers de philosophie, de la moyenne section de Maternelle à la Seconde du Lycée..

Comment comprendre ce mouvement de contestation et ce désir de renouvellement ? Un mot me vient à l’esprit : la désorientation. Celle des jeunes, des parents, des enseignants. Depuis la fin de la deuxième guerre nous assistons, en même temps qu’à d’immenses raisons d’espoir, à une irruption sans précédent de l’inhumain dans l’humain, dans un climat sadique de dégradation de l’homme.. De ce point de vue, nous faisons l’expérience d’un écroulement. L’intelligibilité de ce qui se joue dans la société nous échappe de plus en plus. Les carences en matière de points de repère fiables et d’instances de régulation efficaces sont de plus en plus criantes.

L’exemple de l’école est particulièrement instructif : nous sommes passés de la classe « patriarcale » à la classe du « peu de père », et dans trop de cas, le dépérissement de l’instance paternelle a amené l’apparition de la « classe bataille ». Et à la classe-bataille « soft » succède maintenant la classe-bataille « hard » avec ses violences insupportables. Ce qui veut dire que le corps et la pulsion d’emprise l’emportent de plus en plus sur la pensée et qu’il est urgent de mettre en place des contre-feux capables de faire face aux déstabilisations massives générées par la post-modernité et la mondialisation.

L’une des justifications les plus fondées de la mise en place d’ateliers de philosophie vient du déficit alarmant de l’école en matière de dialogue sur les grands problèmes de la vie. Ce que nous entendons par culture, et par « parler vrai » sur les problèmes de la vie, a besoin d’être entièrement redéfini. Il y a clivage entre la façon formelle et artificielle dont l’école parle de la vie et les problèmes que les enfants et les adolescents rencontrent autour d’eux, ce dont ils souffrent : le morcellement, voire la chaotisation de la vie quotidienne, les drames familiaux, la haine, les échecs des couples, les ambiguïtés et mensonges de la vie sociale, la partie difficilement intégrable du passé dont ils sont porteurs. On observe du même coup que l’école ne sait pas utiliser l’énorme base de dialogue sur le fond des choses que nous offrent la littérature, les arts, les médias, le contact avec les métiers, etc. Nous ne savons pas pratiquer, avec nos jeunes, une nécessaire alliance contre l’adversité, une politique d’espoir qui n’occulte pas la réalité. Si bien que jamais le besoin d’une réflexion philosophique en prise avec les préoccupations les plus immédiates de notre époque ne s’est fait autant sentir.

C’est dans ce contexte qu’en 1996 – la première publication, un an plus tard, remonte à octobre 97 – une enseignante de grande section de Maternelle, Agnès Pautard et moi-même, assistés ensuite de Dominique Sénore, I.E.N. à Lyon, avons pris connaissance des travaux que, depuis 1982, un chercheur américain, Matthew Lipman, menait au Québec et que nous avons décidé de suivre une autre voie que celle qu’il proposait.

Sa perspective consiste à utiliser des livres écrits par lui-même (Elfie, Kio et Augustine, les découvertes de Harry...) pour qu’à partir de leur lecture des discussions puissent s’engager. Bien sûr, un point central sur lequel nous sommes d’accord, et qu’il a eu le grand mérite de pointer avec force, est que l’enfant est capable très tôt, contrairement à ce qu’on s’était habitué à dire, d’une pensée qui s’apparente à la pensée philosophique. Mais notre insatisfaction, lorsque nous avons lu ses écrits, est d’abord venue du fait qu’il s’agissait d’un « enseignement » de la philosophie, qui se situait lui-même dans le cadre d’un « enseignement » officiel des religions et de la morale à l’école. D’autre part, le désir annoncé était que l’enfant fasse un apprentissage de type scolaire de l’argumentation et de la logique.

Il nous a semblé qu’il manquait des chaînons préalables dans le fonctionnement de cet appareil. Nous avons eu très rapidement la conviction que l’enfant a d’abord besoin de faire l’expérience de sa propre pensée, et cela autrement que sur un mode scolaire. La pensée ne doit pas être un outil au service de la pensée philosophique, mais être l’expérience d’une autre approche, beaucoup plus directe, des problèmes de la vie. Alors que Lipman propose de former les enfants au raisonnement logique et assigne aux enseignants le rôle d’orienter directement, immédiatement, les élèves vers un travail de conceptualisation, nous pensons que le point de départ des ateliers de philosophie doit être la parole de l’enfant, avec le minimum d’additions en provenance des adultes. Il ne s’agit pas de non-directivité. Ce n’est pas parce que, depuis 1968, nous subissons des attaques – justifiées – contre certaines formes de non-directivité qui versent dans le laxisme ou dans une confiance naïve dans les compétences naturelles de l’enfant, que nous devons rejeter tout ce qui prend d’autres voies que la directivité traditionnelle.

J’ajoute que, dans le même temps où nous menions les premières séances d’atelier de philosophie, dans la perspective que je viens d’esquisser, un chercheur, Michel Tozzi mettait en place, lui aussi, un dispositif, mais avec lequel nous ne pouvons, non plus, être en accord total. Il met au centre de ses objectifs la formation de « l’aptitude à débattre ». Or, de notre point de vue, la centration sur le débat, lorsque celui-ci est présenté trop tôt, risque d’empêcher la découverte, par l’enfant, des débats qui se tiennent à l’intérieur de lui, débats internes qui, plus encore que les débats externes, sont à la source de l’envie d’élaborer une pensée structurée.

Par contre, nous sommes totalement d’accord pour ce qui concerne les bénéfices secondaires qui résultent de la pratique des ateliers de philo, à savoir que c’est un apport pour la formation à la citoyenneté. Celle-ci se trouve naturellement reliée à la démarche démocratique qui fonde ces ateliers. De nombreux thèmes proposés pour la parole et les échanges en ateliers de philosophie concernent au plus haut point, d’une part les valeurs de la vie sociale et, d’autre part, l’apprentissage d’un « vivre ensemble » qui se construit sur la double base du respect de la parole de chacun et du respect du travail du groupe. Encore que… plus que la citoyenneté, ce qui nous importe est que les enfants d’aujourd’hui aient le sentiment d’universalité, d’appartenance à l’espèce humaine et le désir de contribuer à son amélioration.

Aujourd’hui, plusieurs centaines d’enseignants pratiquent les ateliers de philosophie, dans la conception que nous appelons la conception de l’A.G.S.A.S. (Association des Groupes de Soutien au Soutien). Le comité de pilotage du début s’est étoffé, notamment par la participation d’I.E.N. et de formateurs en I.U.F.M. et en Sciences de l’Éducation : Liliane Chalon, Annick Perrin, Hélène Ouanas, Isabelle Vinatier, Rémi Castérès et d’autres que nous remercions. Le texte qui suit comporte d’importantes traces des apports en provenance des enseignants qui se sont joints à nous. Il n’aurait pas vu le jour sans les nombreuses réunions de travail que nous avons eues ensemble. J’ai, pour ma part, une grande reconnaissance à l’égard des professeurs d’école et de collège qui ont accepté de nous adresser des compte-rendus de séances, notamment mesdames Amiel, Chambard, Chevance, Klinger, Lefebvre, Savart, Schutz.

 

DISPOSITIF

Il comporte trois aspects :

1 - l’énoncé d’un thème,

2 - l’annonce que la séance durera 10 minutes,

3 - l’annonce que l’enseignant n’interviendra pas.

On peut dire que c’est là la « règle fondamentale » des ateliers de philosophie tels que nous les concevons, c’est ce qui régit le cadre et les finalités de la méthode.

  • La façon dont on présente les ateliers de philosophie est fondamentale : l’enseignant doit avoir reçu une formation appropriée. Il est important de dire aux enfants, dans un langage simple, qu’on va faire de la « philosophie », c’est-à-dire qu’on va apprendre à réfléchir sur les questions que se posent les hommes depuis très longtemps. Apprendre à réfléchir signifie que l’on va prendre son temps pour penser dans sa tête, avant de parler, que tout le monde n’est pas obligé de prendre la parole au cours d’une séance et qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses aux questions sur lesquelles on réfléchit.

  • La taille du groupe : en Maternelle. Il est nécessaire de travailler en petit groupe de 6 à 8 enfants. En Elémentaire, des demi-classes mais aussi des classes entières fonctionnent bien. L’atelier en classe entière permet au groupe-classe de se sentir exister comme « communauté de recherche ». Les élèves s’y sentent solidaires les uns des autres, ce qui donne au travail en commun la valeur d’une co-construction de la pensée.

  • La parole circule, soit avec le micro, soit avec le bâton de parole que l’enseignant distribue à la demande ou que les enfants se passent entre eux. Micro et bâton de parole ont des fonctions symboliques sur lesquelles il est important de réfléchir. Probablement représentent-ils la présence du « témoin », du « tiers ».

  • Les séances sont, autant que possible, enregistrées. La réécoute n’est pas obligatoire mais, lorsqu’elle a lieu, elle relance les échanges et ouvre, sur un deuxième temps, le débat proprement dit. La cassette peut être mise à la disposition des enfants, dans la classe, dans des conditions précisées de confidentialité. Toutefois rien ne se fait de façon systématique et répétitive, si ce n’est le rite d’ouverture de l’atelier, qui en rappelle les objectifs et les règles.

  • Pour ce qui est de la place de l’enseignant, il faut insister sur le fait qu’un certain nombre d’enseignants éprouvent une grande difficulté à respecter la règle de non-intervention pendant les dix minutes de philosophie, car leur formation leur apprend essentiellement à diriger étroitement les apprentissages des élèves. L’école est tellement centrée sur les performances, sur les productions des enfants, qu’elle se prive trop souvent de mettre en place les conditions qui font émerger le potentiel des élèves. En effet, en raison de son identification modélisante, l’intervention de l’enseignant risquerait d’interrompre le travail tâtonnant d’élaboration de la pensée qu’effectuent les enfants. Par contre, sa présence silencieuse et confiante est nécessaire. Car les enfants ne peuvent produire de la pensée sur ces sujets importants que s’ils s’y sentent autorisés. L’enseignant est le garant des conditions de prise de parole et des modes de gestion du temps. Il représente la légitimité de la perspective qu’ouvrent les ateliers de philo.

J’ajoute que, dans les groupes de formation aux ateliers de philosophie, le premier constat des enseignants qui commencent à les mettre en place est celui de la découverte, « sidérante » disent-ils souvent, de l’intelligence des réflexions des enfants sur des sujets pourtant difficiles. Ce changement de regard déclenche une forte mobilisation chez les collègues et suscite une interrogation sur le métier d’enseignant : comment prendre en compte un tel potentiel des élèves dans les apprentissages scolaires ? Quels sont les rôles de l’enseignant ? … C’est donc une réflexion de fond sur leur identité professionnelle qui est, par là, engagée. En cela, les ateliers de philosophie constituent un outil de formation des enseignants à une conception de la relation où une circulation de la parole dans « l’horizontalité », donc dans le cadre d’un type nouveau de co-réflexion, l’emporterait sur la « verticalité » traditionnelle de la transmission.

 

Thèmes

Sur ce point, des discussions sont encore en cours. Chaque enseignant a sa propre idée sur la formulation la plus appropriée. Il semble que des formules d’introduction du thème comme : « Aujourd’hui on va réfléchir au bonheur… », ou « Que pensez-vous de la pauvreté… ? » sont souvent plus efficaces que la formule « qu’est-ce que… ? » qui risque d’induire l’idée qu’il y a une réponse juste à la question posée, mais le débat est ouvert.

Il est nécessaire d’adapter les questions à l’âge des enfants, en commençant, pour les élèves de Maternelle, par des questions qui ont un rapport avec leur vécu, du type « grandir », « Pourquoi va-t-on à l’école ? », « Un enfant et une grande personne, est-ce pareil ? »

Voici une liste non exhaustive de thèmes : Est-ce que j’existe ?

La beauté…

La peur…

Le courage…

Est-ce que les animaux pensent ?

L’injustice…

Rêver…

Se moquer…

La honte…

Réussir… 

Le bonheur…

La tristesse…

La joie…

Être intelligent…

La fierté…

Mépriser…

Regarder quelqu’un…

Être regardé…

L’imagination…

Danser…

Être cordonnier…

Être roi…

Être une princesse…

Être fort…

La colère…

L’aventure…

Pourquoi on meurt ?

Pourquoi on naît ?

La pauvreté…

La richesse…

Se souvenir…

Comprendre et apprendre, est-ce la même chose ?

L’amour…

La famille…

Le corps…

La parole…

Qu’est-ce qui est vraiment important dans la vie ?

Comment expliquer qu’il existe des plantes et des animaux et pas seulement des hommes ?

Que signifient ces propositions ? Nous verrons, au travers du dépouillement qui suit que, sans s’en rendre compte, l’enfant substitue, à ce que nous croyons être la direction dans laquelle engage le thème, sa propre conception de ce qu’il signifie. Il opère un déplacement de sens et c’est très souvent par l’analyse de ce déplacement que nous pouvons saisir des aspects essentiels concernant les représentations que les enfants se font de la vie.

 

 

EXAMEN DES Réponses

Nous nous sommes rapidement trouvés devant un important chantier. Nous sommes entrés en possession d’une masse considérable de réponses, dans la mesure où des dizaines d’enseignants nous ont adressé les contenus de séances des enfants de leur classe.

Et, dès lors, s’est posée la question : comment examiner ce matériel ?  J’ai pris le parti d’un triple questionnement :

1. Qu’est-ce que l’adulte cherche à savoir et qu’est-ce que la question met en marche à l’intérieur de l’enfant ?

2. Qu’apprenons-nous sur l’évolution de la pensée de l’enfant, lorsqu’il est confronté aux grands problèmes de la vie, lorsqu’il lui est proposé de donner son point de vue ? Quelles sont les différences, d’un âge à l’autre, d’un cycle à l’autre ? Il s’agit alors d’une approche psycho-génétique, d’une étude sur les représentations des enfants et leur évolution.

3. Quels sont les changements qui s’opèrent en eux, dans leur intériorité, au niveau du vécu d’eux-mêmes ? Il s’agit alors des découvertes qu’ils font sur eux-mêmes, au cours des ateliers de philo, ce qui correspond à la question fondamentale au cœur de ce travail, à quoi servent les ateliers de philo ? A quoi servent-ils pour le développement des enfants, pour l’image qu’ils se font de leurs compétences et pour l’idée qu’ils se font de la culture ? Quels sont donc les fondements théoriques qui justifient la pratique des ateliers de philo ?

À PROPOS DU SENS DES QUESTIONS

Tout thème revient à demander à l’enfant : « Qu’est-ce que tu sais de la vie ? » Ce qui implique la transmission d’un message fondamental implicite qui est de l’ordre de la confiance dans l’intelligence de l’enfant : j’ai la certitude que tu sais des tas de choses sur ce qui se joue dans la vie…, à quoi il faut ajouter : mais tu dois être assuré que je ne cherche nullement à te mettre en difficulté. Il ne s’agit pas de juger de ta valeur, pas de ce que toi « personnellement » tu penses, et si c’est bien ou mal, mais de ce que pensent les enfants pris dans leur généralité. C’est dans une découverte à faire ensemble, sur ce qui se passe dans la pensée des hommes que nous nous engageons.

Ce climat étant créé, les enfants donnent des réponses. Un « ça parle » sort de chacun, en tout cas une parole claire ou informe se met en état de marche dans sa tête…De quoi est-elle faite ? L’attitude des enfants montre clairement qu’ils ne vivent pas cette situation sur le mode d’une contrainte externe, mais d’une contrainte interne à parler qui s’apparente à des processus que nous connaissons dans le transfert.

Le fort désir de réponse des enfants montre que chaque enfant a besoin de dire : « Moi aussi, je sais. » La parole est ici démonstration d’existence et de valeur de soi. C’est en tout cas un refus d’être écarté du savoir sur le sens des choses, une façon de prendre place dans la chaîne des vivants qui s’interrogent sur la vie.

C’est, à la fois, un moi personnel qui s’exprime et un « moi groupal ». Dans ses réponses, l’enfant mêle, à ce qui vient de son intériorité, ce que lui fait dire un « moi collectif ». En même temps que l’enfant se situe par rapport au groupe comme ayant un moi bien à lui, qu’il a plaisir à faire entendre, il est le porte-parole d’un groupe ou d’une pluralité de groupes. Croyant s’interroger sur lui-même, il interroge en réalité le savoir de ces groupes. Et c’est probablement la volonté de mettre de l’ordre dans ce qui vient de ces sources plurielles, souvent divergentes, qui est la véritable motivation de la pensée à caractère philosophique.

Mais du fait qu’il y a groupe dans le Moi, il y a contrôle du Moi par le groupe intériorisé. Le « ça parle » personnel qui, lorsqu’il jaillit, est oubli de la présence de l’autre, s’accompagne d’un « ça parle » groupal qui assure une fonction de surveillance. Le regard du « tiers » est là, tiers allié et bienveillant ou tiers méfiant, voire hostile. Déterminer de quoi est fait ce tiers, aux différents moments du développement, est l’un des problèmes dont nous aurons à nous préoccuper dans l’analyse qui suit.

ANALYSE PSYCHO-GÉNÉTIQUE

L’hypothèse générale est que ce que nous observons, par exemple au niveau d’une classe de Terminale, ne prend véritablement sens qu’en tant qu’aboutissement de nombreuses étapes préalables. Sans ces étapes préalables, qui correspondent à ce par quoi il est nécessaire de transiter avant d’accéder à la pensée conceptuelle, on ne peut comprendre les composantes d’une pensée philosophique élaborée. Dans la sous-jacence des productions des plus grands penseurs de la philosophie, circule l’imaginaire invisible et apparemment irrationnel des stratifications antérieures. Bachelard nous le laisse lumineusement entendre et c’est sur ce point qu’il fonde la « philosophie du non ». Je pars donc de l’hypothèse que nous pouvons, à partir des réponses des enfants, retrouver l’évolution de leurs attitudes face à la vie, leurs façons successives de recevoir la vie, donc les moments constituants de ce qu’on peut appeler leur « philosophie naturelle ».

En quoi consiste cette pensée préalable ? Nous prendrons des exemples en moyenne et grande section de Maternelle, puis en cycle 2 et 3. Nous nous excusons de ne pas prolonger cette analyse par des documents en provenance du collège. Nous espérons pouvoir le faire ultérieurement, mais je crois pouvoir dire, dès maintenant, que la méthodologie et les critères utilisés pour les plus jeunes permettent de mettre en évidence les particularités des âges qui suivent.

Quelques mots pour préciser cette méthodologie.

a)     Ce qui fait l’objet d’enregistrement au cours des ateliers, ce sont des successions de réponses dans leur tout-venant, sans tri préalable. C’est sur cette succession que je travaille, dans un premier temps, en considérant la réponse du groupe comme si elle était la réponse d’un seul enfant. Il n’y a rien de schizophrénique ou d’autistique dans cette juxtaposition des opinions. Je pourrais montrer qu’au-delà du non-lien circule un lien, notamment une écoute de l’autre qui retentit sur l’idéation des suivants. Au cours de cette circulation, chacun est certes influencé par les idées émises autour de lui, mais sans que son autonomie idéatoire soit mise en péril.

b)     Dans un deuxième temps, j’opère un tri, je discerne des courants de pensée à l’intérieur de la totalité et j’analyse la nature de chacun de ces courants.

c)     La notion d’âge ne doit pas nous inciter à être réducteurs. Par exemple, lorsque je parle de la Maternelle, il est évident qu’il y a des différences considérables entre la Moyenne et la Grande Section (les « Ateliers de Philosophie » ne sont pas pratiquées en petite section). Au surplus, les réponses que nous obtenons, à la fin du premier trimestre, en moyenne section, sont différentes de celles de la fin de l’année. De même, il est apparu que les réactions, en fin de grande section, dénotent quelquefois plus de maturité que celles de CP en début d’année. On pourrait poursuivre ce rappel pour toutes les classes. Il signifie que les mois, les conditions émotionnelles et les habitudes culturelles comptent évidemment beaucoup.

C’est l’addition de ces démarches qui m’amène à des hypothèses sur l’organisation du « ça parle », c’est-à-dire sur la nature du regard que les enfants portent sur la vie aux différents âges.

J’en viens aux grandes lignes de l’évolution entre 4-5 ans et 9-10-11 ans. En gros, trois moments se détachent, que je résume au maximum pour l’instant :

  • L’enfant de moyenne section, et partiellement celui de grande section, est encore dans le monde de « l’enfant de maman ». Sa parole émane d’un « ça parle » qui ne fait que très peu l’objet d’une réflexion préalable et d’une référence au tiers. Il est, bien sûr, capable d’une pensée objective, surtout l’enfant précoce de ces dernières décades, mais très rapidement, un autre registre fait intrusion qui a beaucoup d’affinités avec la pensée archaïque, celle qui fait l’étoffe des « contes » et qu’on peut appeler le « réalisme affectif ». Et si l’on y regarde de plus près, on voit que cela procède d’un « devoir » qui vient des profondeurs, le « devoir de se construire, entre être tout et être rien », (termes dont j’expliquerai le choix).

  • L’enfant de cycle 2 est dans la situation de quelqu’un qui ouvre plus résolument les yeux sur ce qui se passe autour de lui. Il est à mi-chemin entre le Moi familial et le Moi social. Il s’engage dans une multitude d’interrogations étonnées mais nullement fébriles, sur « cette drôle de chose qu’est la réalité ». C’est la phase du « faire connaissance » avec la vie, où ce qui domine cette fois, c’est le « devoir d’inventaire ».

  • L’enfant de cycle 3 opère un passage vers un autre système groupal. Il commence à prendre une place de « tiers », de « juge », il s’inscrit dans ce qu’on peut appeler le « club des penseurs ». Il interroge sa propre « expérience de la vie » et il est porteur d’une « pulsion d’amélioration » de son environnement et, au-delà, de la condition humaine. C’est une pensée fondée sur le « devoir d’amélioration de la vie ».

Réponses de la Maternelle.

Commençons par l’enfant de moyenne section. C’est en pensant à cet âge que j’ai évoqué « l’enfant de maman » qui cherche, comme dans les contes, sa place entre ces deux extrêmes que sont la vie jubilatoire et la mort anéantissante. Ce qui fait la spécificité du conte, est, en effet, que la vie s’y partage en deux directions : l’attente du merveilleux et le choc du pire. Or nous retrouvons, dans les réponses des enfants de 4-5 ans, cette même bipolarité. D’un côté, tout ce qui fait que la mère les admire, la force de l’élan vital, le désir de toute-puissance dans toute son impétuosité chez des enfants qui se sentent protégés ou qui savent se mettre dans un espace « hors menace » auto-protecteur. Et, d’un autre côté, comme en contre-partie obligée, le désarroi à l’idée d’une cassure brutale des liens qui peut entraîner dans une solitude insupportable.

Cette bipolarité, condition de la construction du Moi à cet âge, apparaît pleinement, si l’on met, bout à bout, les réponses à deux thèmes : « Qu’est-ce que grandir ? » et « Qu’est-ce qu’être libre ? » ou encore « Qu’est-ce qu’être content ? » et « Qu’est-ce que l’ennui ? », ou tout simplement lorsqu’on confronte les enfants au thème du « courage ».

Qu’est-ce que grandir ?

« ça veut dire grossir – on mange bien et on grandit – quand on grandit, on est fort et quand on est fort, on peut faire du vélo – on peut faire du vélo à deux roues – moi je fais du vélo à quatre roues – quand on est tout petit on va à la crèche, quand on est grand on va à l’école – on peut aller dans l’eau, on peut aller sous l’eau, on peut donner à manger aux requins – quand on est grand, on peut tuer les requins et les manger – on peut aller à la piscine et à la plage – pour aller tout au fond on met des lunettes – quand on va à la piscine avec papa et maman et qu’on est sur le carrelage, on peut sauter dans l’eau – quand on va à la plage, on peut aller sur les requins – mon papa il saute du plongeoir et en bas et en haut, mon papa il nage – sur la mer, quand on est dans l’eau et que notre maison est trop loin, on peut monter sur un requin et il nous emmène à notre maison – aussi à l’école, on peut faire une piscine et si on emmène pas le maillot de bain, on est obligé de rester à la maison – ceux qui ont un maillot de bain peuvent aller au centre de loisirs – quand il y a des vagues dans la mer, c’est marrant, je n’ai pas peur… »

Comme on peut le voir, en début de séance, les réponses sont conformistes, inspirées par le langage adulto-centrique. Puis le ton change au profit d’ une glorification de son pouvoir par l’enfant. Il nie les dangers et les menaces. Il s’installe, royalement et sans vergogne, dans une toute-puissance. qui est négation des forces de morcellement.

Mais ces forces négatives, on les voit émerger avec le thème : « Qu’est-ce qu’être libre ? »

En début de séance, l’imaginaire du merveilleux prédomine :

« On peut faire tout ce qu’on veut… Quand on a plein d’argent… Quand on est riche et qu’on va au Parc d’Attraction… Quand on est au Parc d’Attractions et qu’il faudrait pas donner de l’argent »

Mais, presque immédiatement, c’est le règne de la peur :

« Être libre, c’est rester tout seul quand il n’a pas de parents… C’est ne pas avoir de maman, de papa… Ça serait des moutons qui ne seraient pas dans un pré… Quand on est en prison… Quand on est malade… Quand on est mort… Quand on est à l’hôpital… Quand on se fait écraser par une voiture… Quand on est dans le cimetière, qu’il y a plein de fleurs… »

Il est surprenant, pour l’adulte, qu’un tel thème soit anxiogène. Pourtant, les réponses des enfants montrent, sans aucun doute possible, l’importance des angoisses qui se développent dès qu’ils ont l’intuition que la liberté correspond, en même temps qu’à un énorme sentiment d’expansion, à une perte de protection, à une rupture d’avec les instances parentales, à un vécu de désaffiliation et de solitude. Cette angoisse est le versant négatif du travail de construction du Moi.

À la question : « Qu’est-ce que le courage ? », les deux registres se retrouvent :

Le courage, c’est : « Quand on se dépêche…, quand on court, quand on fait quelque chose…, on peut faire de la cuisine…, un gâteau dans un four…, quand on fait la guerre…, quand il y a du vent, pendant les vacances…, quand on fait un gâteau et que l’on court…, quand on s’envole…, quand on a peur et après on n’a plus peur…, quand on rentre à la maison et qu’on prépare la nourriture…, dans la nuit il y a un loup, un enfant court, le loup est derrière lui…, quand on monte dans les avions et que l’on nous donne de l’eau…, quand le père Noël réussit à rentrer dans la maison de quelqu’un…, On peut cueillir des fleurs…, quand il y a beaucoup de vent…,Le père Noël habite avec le père Fouettard…, quand on dit maman t’es où quand on fait un cauchemar…, quand on perd ses lunettes dans la neige…, quand on dit j’ai fait un cauchemar…, quand on peut aller à la ferme…, le père Noël n’a pas peur du père Fouettard… »

On peut suivre le mouvement de cette séquence. Au mot « courage », compris par certains (c’est : « quand on fait la guerre »), manifestement incompris par d’autres, est substitué le mot « courir » qui probablement induit le mot « four » auquel s’associe de façon imprévue, le mot « gâteau ». Puis la peur envahit le champ idéatoire… sauf peut-être dans la dernière phrase où le père Noël joue un rôle protecteur.

Que signifie l’oscillation euphorie-dramatisation ? L’interprétation de type anthropologique que je propose est que l’enfant de cet âge se vit encore très démuni. Quelle que soit la précocité des enfants d’aujourd’hui, ils retrouvent au fond d’eux-mêmes une mentalité des temps où l’humanité était mortellement exposée aux dangers. Face aux pires menaces de cette époque, l’homme, pour survivre, avait besoin de s’organiser sur un mode binaire : la confiance inconditionnelle dans une protection transcendante à caractère magique qui rend le sujet capable de toutes les prouesses et la possibilité de l’anéantissement, à tout moment, qui l’oblige à rester sur ses gardes. Ce n’est que par la suite, lorsque l’adversité est devenue moins redoutable, que l’homme a pu se permettre le luxe de spéculer sur le réel en le distinguant plus nettement de l’imaginaire, et il a alors pu faire l’hypothèse d’un ordre symbolique, un ordre pré-établi du monde, qu'il fallait chercher à dévoiler en prenant tout son temps. Ce qu’on appelle la pensée, en général, et la pensée philosophique, en particulier, est alors devenu l’ensemble des outils que l’homme s’est constitué pour ne plus se laisser enfermer dans une pensée archaïque bipolaire qui n’en persiste pas moins.

Entrons maintenant en Grande Section. Cette représentation du monde qui fonctionne en va-et-vient, entre jubilation et apeurement, entre réalisme et fantasmatisation, nous la retrouvons chez l’enfant. de grande section, sous une forme différente, notamment à propos de la question : « Qu’est-ce qu’une grande personne ? » On y observe une oscillation fondamentale, celle entre le registre adultocentrique et le registre enfantin, Voici quelques réponses d’enfants de Grande Section de Maternelle, en début d’année scolaire :

« un adulte…, un parent…, c’est quelqu’un de grand…, une maman…, un papa…, une grand’mère…, les papas et les mamans sont des adultes…,…un garçon…, un enfant de 18 ans…, quel garçon ?…, un grand…, un grand frère du CP…, ceux qui sont au CP sont quand même des petits enfants…, c’est aussi des grands enfants…, les grandes personnes savent faire plein de choses, travailler, elles ne vont pas au CP ; elles s’arrêtent de grandir mais ça passe encore leur anniversaire…, les grandes personnes peuvent faire des masques pour les enfants…, elles surveillent les enfants…, on va au carnaval…, les grandes personnes savent lire…, on ne parle pas du carnaval, mais des grandes personnes…, les mamans qui ont besoin d’aide, les enfants les aident…, le papa aide aussi les enfants, les grandes personnes grondent les enfants… »

Comme on peut le voir, après référence au modèle adulte, l’enfant hésite. Il est tenté d’identifier les pouvoirs adultes à ceux des enfants, en tout cas d’en réduire l’écart. Ce qui n’est pas étonnant, compte tenu de ce que nous savons de l’intolérance des enfants à envisager la supériorité des adultes, point de vue qui n’est cependant nullement contradictoire avec leur besoin absolu de faire l’expérience d’adultes en situation de supériorité.

Mais à mesure que l’année avance, on voit que la pensée syncrétique n’est pas seulement une pensée de la confusion – celle que les Grecs, par dérision, prêtaient aux Crétois – c’est déjà une pensée qui se donne le droit à tous les bricolages pour refaire le monde ou l’expliquer. Nous entrons dans un au-delà de la pensée de survie, celui de la spéculation sur la raison d’être des choses.

Ainsi, cette étonnante réflexion d’un enfant à propos du thème : « Qu’est-ce que le corps ? »

« Le corps, ça sert à vivre, et puis à marcher… Le corps, ça dit au cerveau : pousse tes jambes pour marcher. Après on marche…. Ça dit aux mains… Il se dit que les deux jambes doivent bouger…Au petit déjeuner, il dit : bois ta tasse, attrape la tasse ; et après, il prend la tasse avec ses mains, puis il boit, et puis quand il se prépare des tartines et il mange ».

Le désir d’expliquer la réalité, donc d’intégrer la pensée sociale, est ici plus affirmé et il est associé à un aspect fondamental : l’étonnement que les choses soient comme elles sont :

« Dans le corps, il y a des os, y’a un squelette, c’est pas des os que les chiens mangent, c’est des os de corps… Dans le corps il y a la colonne vertébrale, faut pas la casser, sinon on va plus marcher et on sera mort…Dans le corps, y’a le sang et aussi le cœur, l’estomac, les articulations… Le corps, ça sert à tenir les os… »

Toutefois, l’angoisse est latente. Brusquement un enfant dit :

« Quand on va tout seul à l’école, y’a la police qui vient nous chercher et appelle  sa maman… »

Mais un camarade intervient pour recadrer : « Tu parles de quand on est petit ? »

Et l’enfant se rattrape : « Oui, après on n’a pas le même corps… »

La question « être content » confirme que l’enfant de grande section sait combiner le plaisir de s’imposer avec le plaisir de s’intégrer. Il cite des souvenirs heureux qui lui apportent un supplément de plaisir d’exister tout en s’adonnant à une exploration déjà systématique du champ d’investigation qui correspond au thème.

« Quand la maman attend un bébé, on est content… Quand on va chez quelqu’un qui a un anniversaire… Un jour, j’allais en Suisse, j’avais vu un beau château, le toit brillait, j’étais content… Quand la petite souris passe, quand on a perdu une dent… Quand il y a une bonne nouvelle… Quand je fais plaisir à ma sœur, je la pousse dans le youpala, elle est contente et moi aussi… »

Par contre, dès que la question est anxiogène, par exemple « être seul » c’est l’enfant de maman et de la survie qui revient sur le devant de la scène. Mais la position d’interrogateur de soi-même et surtout le caractère collectif de la recherche permet d’atténuer la dramatisation.

« Si le bébé est tout seul dans la maison, si le grand frère, la maman et le papa sont morts, il est tout seul, il pleure… »

Ce à quoi son voisin rétorque : « C’est pas vrai, ça ne se peut pas, s’ils sont morts, ils auraient pas pu se marier ; alors y’aurait pas de bébé… »

Mais le groupe poursuit « Quand c’est le soir et qu’on est tout seul, on doit attendre et on se couche tout seul… C’est dangereux si la porte est fermée à clé…Des fois, un enfant se croit perdu et puis, le matin, il voit que son papa est à côté de lui… Quelquefois il y a des voleurs qui viennent quand on est seul... »

Bien entendu, au terme de ces exemples, je n’affirme pas que les enfants de cet âge, à mentalité encore très syncrétique, adoptent le modèle de rigueur et d’abstraction par lequel on connote la pensée philosophique proprement dite. Et pourtant ils se posent déjà les questions les plus fondamentales C’est quotidiennement, et plusieurs fois par jour, que, dès leur plus jeune âge, ils rencontrent les thématiques qui viennent d’être évoquées. Par exemple, qui contestera qu’être philosophe, au sens courant et banal du mot, c’est savoir regarder en face les dangers de la vie, tout en recourant, pour pouvoir les rendre supportables, à l’évocation de moments de bonheur. Or, c’est ce qu’ils font Leurs véritables questions sont : « Comment être heureux tout en ayant peur ?… Comment ne pas oublier d’avoir peur si l’on veut être heureux ? » Pour ce qui est de sa place dans la temporalité de la vie, on voit que l’enfant spécule, dans le cadre du langage oral interne, sur les avantages, les droits, les devoirs de sa condition du moment. Pour ce qui est de son champ de liberté, il se confronte constamment au problème du trop ou trop peu. A propos de son corps, toujours dans la même sphère de l’infra-langage, il s’interroge sur ce qui est bien ou mal, étrange ou familier, normal ou anormal, licite ou illicite. Il découvre, dès le plus jeune âge, les menaces de néantisation, de cassure des liens de filiation, l’éventualité du passage de la vie à la mort. Bref, tous les problèmes que la psychanalyse soulève : les mystères de l’origine, la castration, les bonheurs et douleurs des relations, l’enfant les vit d’emblée et comme des sources de conflits qu’il faut apprendre à négocier.

Ainsi, ce à quoi les Ateliers de Philosophie travaillent dès la Maternelle, c’est à un début de réappropriation, par l’enfant, de ce qui se déroule obscurément en lui et qu’on peut appeler une philosophie « de fait » qui s’articule sur une « praxis naturelle ». Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ma conviction est que cette entreprise, à condition qu’elle soit menée avec le tact voulu, fait intégralement partie d’un authentique  processus de construction du Moi.

Réponses du cycle 2

Nous sommes au CP. Le thème proposé est « Est-ce que tout le monde est pareil ? » Les réponses procèdent d’un tout autre registre que précédemment : le registre de l’inventaire. En quelques mois, les enfants s’extravertissent. Ils passent d’une confrontation au réel à dominante émotionnelle à une pensée « factuelle ». Ils interrogent ce qui les entoure sur le mode du constat. Ils entrent dans le règne du conformisme où l’opinion reçue fait loi. Pour répondre au « devoir d’inventaire », l’enfant puise ses réponses dans le réservoir de ce qu’il entend autour de lui.

« Parce qu’ils n’ont pas le même visage, parce que les filles ne sont pas pareilles que les garçons (propos tenu par une fille), parce que les garçons ne sont pas pareils que les filles (propos tenu par un garçon), parce qu’ils n’ont pas les mêmes barrettes…, les mêmes jouets… les mêmes chaussures…Il y en a qui sont aveugles et d’autres pas… On n’a pas les mêmes moustaches… C’est pas le même lit…Il y en a qui ont des lunettes… Ils ont pas les mêmes orteils… »

Autre thème : « Quelle est la différence entre un garçon et une fille ? »

« Les garçons sont plus grands, les filles ont des jupes, elles sont plus coquettes. Elles n’ont pas les mêmes voix. Les filles ont plus de talents que les garçons… pas les mêmes oreilles,… pas les mêmes cartables…Les garçons n’ont pas peur des rats, les filles oui…les garçons ont les cheveux courts… ils n’ont pas les mêmes mains…etc. »

Les différences évoquées relèvent de l’aspect physique (cheveux, peau, taille…) et des objets distinctifs (vêtements…) Une seule observation concerne les capacités (les talents). Ce sont donc là des critères qui tiennent à l’extériorité. En même temps on peut parler d’une systématisation de la réflexion, de mono-idéation. Les enfants explorent une catégorie d’une façon plus détaillée qu’auparavant, mais se laissent enfermer dans cette catégorie. C’est une sorte de devoir d’inventaire qui prédomine, mais avec un caractère ludique si l’on tient compte du nombre considérable de réponses et du plaisir que l’enfant prend à ajouter une réponse à une autre..

Lorsqu’un thème est anxiogène, l’enfant prend plus de distance qu’auparavant. Il commence à relativiser. D’où les expressions : « des fois… un jour… Y’en a … » qui apportent une réassurance. Quelques exemples de réponses au thème : « Qu’est-ce que la peur ? » montrent également qu’il sait mettre en doute le bien-fondé de sa peur. « Des fois on a rangé nos affaires, on ne les retrouve pas, on croit que c’est un voleur qui les a pris… Des fois, on a peur des ombres de la nuit… Des fois on a peur des sorciers, mais c’est pas vrai… Les vampires, c’est la même chose, mais moi j’y crois… Le hibou, quand on est dans le lit, on croit qu’il va venir dans la chambre, mais la fenêtre est fermée ; il ne peut pas entrer… On a peur des fantômes, c’est des déguisements… Y’en a qui ont peur de tout, du loup, du renard, des squelettes, moi aussi (rires). »

Ce même début de distanciation est valable pour le rapport aux pulsions. Le thème est : « Que pensez-vous de la colère ? » La réponse la plus générale porte sur la colère des parents. Elle a la forme d’un constat plus que d’un jugement. Il est difficile de savoir si l’enfant donne tort aux parents ou pas.

« Quand on fait du bazar, ils nous tapent… Quand on mange mal, quand on crache les légumes, on a une claque… Quand on mange, que c’est pas l’heure, ils nous tapent …Quand on se met trop en colère, on est enfermé dans la chambre… »

Lorsqu’il y a jugement explicite, on trouve autant de désapprobation des parents que d’approbation : « La colère des papas c’est pas bien… Des fois j’en ai marre d’obéir… Je trouve pas drôle que des parents menacent de couper la tête aux enfants… Quand j’en ai marre, il faut que ça sorte… Quand les mamans grondent, je trouve ça bien. Comme ça on sait plus de choses sur ce qu’il faut faire ou qu’il ne faut pas faire… »

Nouvelle évolution au CE. Elle est liée à l’élargissement de la représentation de l’espace et du temps. L’enfant va plus loin dans son incorporation des façons de vivre et penser des adultes. En même temps, il commence à douter du caractère trop général qu’il donne à ses réponses. Souvent, un autre enfant intervient pour relativiser l’opinion du précédent.

À la question : « Qu’est-ce qu’une grande personne ? » on voit que l’enfant, non seulement intègre la conception adulte du déroulement de la vie, mais se préoccupe des obstacles et devient attentif à la diversité des modes de vie.

« Un adulte, ça fait du boulot, un enfant ça va à l’école… Quand on sera grand, on aura des enfants… On n’aura pas tous des enfants… Des fois, on peut avoir un homme et après on peut divorcer et en avoir un autre… Des fois les bébés ils grandissent pas… C’est qu’ils ne mangent pas assez… Des fois ils ne grossissent pas, des fois ils grossissent trop…Les adultes meurent avant les enfants… Oui, mais les enfants les remplacent… Les adultes, c’est plus intelligent que les enfants… Pas toujours… Quelquefois les parents se battent… Il y a aussi des enfants qui ne s’aiment pas… Quand on est grand, nos cellules pourrissent… »

C’est l’âge du pour et du contre. Ainsi, pour le thème : « Qu’est-ce que le bonheur ? », la question implicite que se pose l’enfant est : peut-on être heureux ? Et sa réponse est : oui et non :

« Le bonheur, ça rend pressé de l’avoir… C’est comme un bijou, mais pas n’importe lequel…C’est quand une maman donne un gros bisou…Le bonheur, c’est pas un bijou et c’est pas  un bisou…On a du bonheur quand on fait plaisir, quand on lave la vaisselle pour faire plaisir à sa maman… C’est pas un bonheur de faire la vaisselle, c’est de l’obéissance…Si essuyer la table, c’est un bonheur, c’est pas pour tous. Pour la maman, oui… Le bonheur ça serait si mon père n’était pas trop méchant avec ma mère… »

Mais le positif l’emporte : « C’est se marier… Quand on a quelque chose qu’on voulait beaucoup et qu’on vous fait une surprise…Quand je revois ma maman dans ma tête, c’est du bonheur… Pour moi, c’est être grande comme sa mère… »

Dans une autre classe, à la même question, après des réponses du même ordre, vient une énumération des obstacles : « En Afrique, c’est un pays pauvre… Le bonheur, tout le monde peut l’avoir, parce qu’on est tous égaux… Non, en Afrique, ils sont assoiffés d’eau. La culture peut pas pousser… Il n’y a pas qu’en Afrique que les gens sont pauvres. A Paris, il y en a des pauvres… On devrait transporter l’eau en Afrique…Oui, mais il faut traverser la mer… Et si, dans les camions qui transportent l’eau, il y a plein de trous, l’eau peut se sauver…A l’hôpital, on est heureux, on peut amener le game-boy… Non, à l’hôpital on n’a pas le bonheur, il y a le traumatisme du cerveau cassé et les fauteuils roulants… ».

Autre thème : « Est-ce qu’on peut tout faire quand on est grand ? »

« Non, ma maman n’a pas le droit de gronder les enfants des autres…On peut embrasser quand on est grand… Pour faire l’amour, il vaut mieux être marié… Non, ma cousine, elle a 12 ans, elle fait des bisous avec d’autres…Mon papa il sait pas tout, quels champignons il faut ramasser…J’ai une cousine, elle a pas passé le bac, pourtant elle est vieille… Maman est mariée mais elle ne sait pas tout faire… »

L’enfant de fin de CE2 s’autorise à critiquer la société. Thème : « Y a-t-il des gens stupides ? »

« Des voleurs, c’est stupide. Ils partent sans ranger. Après on est obligé de ranger… Dans la classe, il y en a qui posent des questions qui ne servent à rien… Il y a des papas stupides parce qu’ils boivent beaucoup… Un papa qui fait du mal à sa fille, c’est stupide…Quand on casse des choses  quand on est en colère, c’est stupide… »

Le thème « Le rêve » montre la capacité des enfants à interroger leurs propres systèmes d’idéation et à s’en distancier.

« C’est quelque chose qu’on a dans la tête… C’est une image devant les yeux… C’est quelque chose que tu vois, mais qui n’existe pas…Tu as une image devant les yeux, elle te fait peur, et pourtant elle te plaît… Des cauchemars, c’est pas des rêves… Un rêve c’est gentil, on en a besoin pour les yeux… Ca sort du crâne et si ça plaît pas, il n’y a qu’à changer de rêve… Moi, des fois, ça ne change pas…Un gros chien qui vient dans ton rêve, ça fait peur et tu peux pas l’enlever facilement… Un rêve, c’est quand un prince trouve une princesse… »

Que signifient toutes ces réponses et bien d’autres ? Elles doivent nous aider à comprendre l’immense travail mental qui se fait à cet âge et dont ces réponses sont la partie qui nous parvient. Elles représentent, non pas la tempête sous un crâne, mais un questionnement serein sur la vie sans que l’enfant se doute qu’il en est le siège,. En réalité, c’est l’âge où il cherche, beaucoup plus qu’auparavant et moins nébuleusement, une ligne de conduite, ce qu’il faut penser des choses, ce qui est valable ou pas.

Bien sûr, l’enfant ne conceptualise pas en allant au fond des choses. Par exemple, que le bonheur, c’est la réalisation d’une attente. Il ne s’interroge pas sur la nature de cette attente. Il ne dira pas, dans un langage psychanalytique, que c’est une recherche d’accès à l’objet, le besoin de faire l’expérience de la complétude. Il ne s’apesantit pas sur la bizarre organisation de la nature, faite de différences, d’anomalies, de choses insolites. Il constate qu’il y a des inégalités, de la chance ou du pas de chance mais le devoir d’inventaire ne va pas au-delà. Il n’est donc pas dans le domaine de la dialectique philosophique, mais il est au bord du regard philosophique, et de façon naturelle, sans que ce soit une recherche laborieuse.

Réponses du cycle 3

La nouveauté tient en deux points :

  • la place beaucoup plus importante que prend le « tiers ». L’enfant introduit entre lui et le monde un observateur extérieur auquel il s’identifie. C’était déjà le cas en fin de CE 2. Mais cette fois le recul est plus important Ce tiers représente une instance qui est censée savoir ce qu’il faut penser des choses de la vie, donc un pôle d’où l’on réfléchit sur ce qui est bien et moins bien. Ce n’est pas pour autant un surmoi tyrannique. L’enfant le consulte, tout en gardant son champ de liberté. .Cette incorporation du tiers fait que l’enfant se dégage plus de la sphère familiale pour s’installer dans la sphère sociale des adultes. Il se forme un nouveau sentiment d’appartenance à propos duquel j’utilise l’expression « le club des penseurs ».

  • Le deuxième point, qui découle du précédent, nous met en présence d’une modification qui porte sur un aspect essentiel : l’idée que l’enfant se fait du rôle qu’il a à tenir dans la société., donc des pensées qu’il a à élaborer pour tenir ce rôle. Si l’on s’interroge sur ce qui alimente les réponses, c’est-à-dire les motivations non exprimées, qui sont sous-jacentes, on est amené à faire l’hypothèse que l’enfant de cet âge ne cherche plus seulement à modifier, comme c’était le cas chez les petits, quelque chose de sa relation aux parents ou à son entourage immédiat, mais à apporter une contribution qui tend à une meilleure marche des relations au niveau de la société. Il s’interroge sur la façon dont les choses pourraient être mieux gérées. Il se donne un double devoir : l’approfondissement de l’état des relations et la recherche de remèdes.

Dans le cadre du thème « le courage », on voit apparaître, de façon plus accentuée, la notion de conflit entre des tendances contraires, l’idée que pour se construire il faut faire un travail intérieur, se dépasser soi-même.

Dans un premier temps, la référence est le monde scolaire agressif : « Le courage, c’est ne pas s’enfuir quand quelqu’un te poursuit… Tu t’obliges à rester sur place… C’est aller défendre quelqu’un qui se fait attaquer…C’est ne pas laisser faire n’importe quoi à un petit, mais en faisant attention à ne pas lui faire de mal… » C’est aussi le rapport au savoir : « C’est ne pas avoir peur de donner des réponses, même si c’est faux… C’est de ne pas être timide quand on est interrogé… » C’est aussi le domaine de la rencontre et de l’entraide : « C’est de ne pas être timide, si on veut faire connaissance avec quelqu’un d’une autre classe…C’est oser demander à quelqu’un de jouer avec lui… C’est d’aider quelqu’un à faire son travail, même si on n’en a pas envie… »

Dans un deuxième temps, la réflexion devient plus générale. Nous serions même dans le conformisme moral s’il n’y avait, dans les réponses, la référence à une expérience authentique : « Le courage, c’est comme sauter, c’est faire quelque chose que l’on fait pour la première fois… C’est oser dire : je t’aime, si on est amoureux… C’est d’avouer la vérité quand on a menti… C’est d’avouer sa peur… C’est pas de l’inconscience, des fois c’est normal d’avoir peur…Les pompiers, les policiers ont le courage de risquer leur vie… C’est une volonté de faire quelque chose qui vient du fond du cœur…C’est savoir garder un secret toute la vie, même si on a envie de le dire. »

Le thème « Le bonheur » montre que l’enfant a maintenant la notion de compromis, le souci de ne pas s’enfermer dans le conflit, l’idée qu’il faut éviter la rupture de la relation, donc de ne pas se laisser dominer par ses pulsions. Il donne la prédominance à la pacification, à la cohabitation, à la confiance dans l’avenir : « Quand on est marié, on doit bien s’entendre. On ne s’aime plus comme avant, mais il faut faire un effort…C’est savoir oublier la souffrance et la tristesse… Si on se passe trop du bonheur, on devient aigri… C’est rendre heureux quelqu’un de malheureux… Ce n’est pas pour du recevoir, c’est le bonheur de donner quelque chose à quelqu’un… Il y a un proverbe : après la pluie, le beau temps, aujourd’hui tu es malheureux, demain tu pourras avoir le bonheur… Moi aussi j’ai un proverbe : l’argent ne fait pas le bonheur… Mais si tu n’as pas d’argent, tu n’es pas forcément malheureux… »

D’autres réponses situent le bonheur par rapport à des scènes concrètes de malheur : « J’ai vu des gens dans la rue, avec leurs enfants, ils n’avaient pas de maison ni de travail… Les enfants maltraités ne vont pas à l’école, nous on est contents d’apprendre… Même les enfants martyrs peuvent avoir du bonheur dans d’autres situations… »

Le bonheur familial, sous la forme des cadeaux de Noël, est rarement cité. Par contre, l’appartenance familiale réussie est considérée comme une clé du bonheur : « C’est d’être bien ensemble chez soi, de voir que la famille sourit… Le bonheur, c’est un souvenir de famille qu’on garde toujours dans son cœur… C’est la fête quand un enfant naît ».

Autre niveau de réflexions : « C’est que le monde vive en paix… C’est d’avoir un travail… C’est d’être vivant… C’est de trouver quelqu’un plus tard avec qui on pourra exprimer ses sentiments… »

Le thème « La colère » montre que l’état d’esprit des enfants de cette phase n’est pas aussi angélique que les thèmes précédents pouvaient le laisser penser. Mais ce qu’il est important de noter, c’est la distance qu’ils sont capables de prendre, ne serait-ce que verbalement par rapport à leur pulsion, et leur fermeté d’affirmer leur droit de se défendre :

« On est des fois puni, mais on a le droit d’être en colère si on nous embête… On peut se fâcher avec quelqu’un, on perd un ami, tant pisOn dit des mots qu’il faut pas dire, mais je ne le regrette pas et je ne veux pas m’excuser…Moi j’en dis, mais ça ne me dérange pas, parce que je ne les pense pas vraiment au fond de moi… On a le droit d’être furieux… »

Jusqu’à présent, les enfants cités étaient de milieu socioculturel moyen, mais non défavorisé. Une question comme « être riche » montre des différences profondes. Pour les plus favorisés, « être riche, c’est ne pas se moquer des pauvres… C’est acheter ce qui plaît… On a le droit d’être riche… On fait des voyages… On a des belles choses dans sa maison… Mon père dit qu’il ne faut pas jeter l’argent par les fenêtres… Moi, je veux être riche… » Chez les enfants des milieux défavorisés, la tonalité est tout autre : « Y’a des clochards… Les riches jettent le manger en trop… Si des gens au marché te demandent de l’argent, il faut leur donner pour qu’ils vivent… Les handicapés, aussi, ont le droit d’exister…Tu dis les pauvres, ils sont pas riches et tu les vois après en BMW ou en Golf… Il y en a qui déchirent leurs habits exprès… Ma mère a perdu sa carte bleue… Quand j’étais au Monoprix, il y avait un vieux, il avait posé son sac, on lui a volé. »

Paradoxalement, mais c’est compréhensible, au cours de cette séance, ces enfants ont pratiquement abandonné le thème « Les riches » pris au sens littéral. Ils l’ont remplacé par « Les pauvres ».

Je reviens sur la place d’où émane la parole de l’enfant de cycle 3. Est-ce celle du citoyen qui s’interroge sur la marche de la cité et, au-delà déjà, sur un mode plus universaliste, sur l’état des idées dans le monde ? Les réponses nous montrent plus de maturité de la part de l’enfant que celle qu’on lui prête habituellement, mais il est, dans le même temps, l’enfant de son groupe d’âge. Il n’est pas dans la vocation des Ateliers de Philosophie de faire vieillir nos enfants, de les transformer en vieux sages avant l’âge. Il est cependant utile de pointer qu’ils se sentent porteurs d’un devoir, en quelque sorte d’utilité publique de participation à des préoccupations concernant la collectivité. En général, nous savons trop peu reconnaître cette dimension. Même la pédagogie institutionnelle, qui fait beaucoup pour élargir le Moi groupal, le réduit encore trop aux dimensions du Moi groupal de la classe. Or c’est déjà un Moi groupal qui, même partiellement, situe son champ d’investissement du monde dans l’au-delà de la classe. La socialisation et le cognitif ont à réfléchir sur cette évolution. L’enfant de cet âge a besoin d’être reconnu comme capable d’apporter sa contribution à la pensée collective. Et ce n’est pas pour autant qu’il deviendra orgueilleux. On se souvient du reproche de flatter la mégalomanie de l’enfant que les détracteurs de Freinet lui ont adressé lorsqu’ils ont découvert qu’il leur proposait de faire de « l’expression libre ». Le fait d’être un « apportant par la pensée » permet certes à l’enfant de se sentir important, mais l’expérience montre que cela fait partie de la bonne santé psychique et ne fait pas perdre le sens des limites.

Restent maintenant, si nous rassemblons en un seul tenant les réponses concernant les trois cycles, deux questions essentielles :

La première n’a cessé d’être abordée, mais latéralement, de façon latente plus que frontalement. Elle peut se formuler ainsi : « L’enfant est-il, dès le départ, un philosophe naturel ? » La réponse, qui nous vient de la totalité des matériaux que nous avons utilisés pour comprendre la nature du regard que l’enfant porte sur la vie , est « oui ». Car, dès le début de sa vie, au fond de lui-même, dans le cadre d’une réflexion qui est une proto-réflexion, de type instinctif, biologique, l’enfant se sent confronté à l’immense problème qu’est le sort de l’homme. Sa proto-pensée rencontre d’emblée la dialectique, c’est-à-dire que la vie est bifide. Elle comporte constamment deux directions : celle du bon sort et celle du mauvais sort. Les choses peuvent bien tourner et mal tourner. Le destin de la vie elle-même, donc des vivants, est d’être une circulation ininterrompue entre ces deux éventualités. On pourrait aisément montrer quelles sont les formes que prend cette circulation entre ces deux possibilités, selon les moments du développement. A chacun des trois cycles que nous avons distingués, l’enfant est « naturellement philosophe » parce qu’il est à une place qui est celle du carrefour, non pas heureusement entre Charybde et Scylla, mais entre le bonheur et le malheur.

Quant à la deuxième question, nous ne l’avons pas encore traitée sérieusement. Elle peut s'énoncer ainsi : « En quoi le fait, pour l’enfant, d’exprimer sa pensée la modifie-t-elle ? »

C’est l’objet de la partie qui suit.

LES FONDEMENTS Théoriques QUI JUSTIFIENT LA PRATIQUE DES ATELIERS DE PHILOSOPHIE

L’expérience des Ateliers de philosophie amène à repérer et privilégier cinq apports qui fondent la spécificité de la méthode :

  • L’enfant y fait une expérience particulière de lui-même en tant que lieu du cogito. Il s’y découvre porteur de cette dimension fondamentale de l’être qu’est la pensée dont on est soi-même la source.

  • Son statut social, inégalitaire par rapport aux adultes, s’en trouve considérablement modifié. Confronté aux problèmes les plus fondamentaux qui préoccupent les hommes, il est implicitement invité à faire partie du club de ceux qui cherchent à rendre la terre plus habitable, la vie plus vivable.

  • La pratique qui consiste, dans un cadre collectif, à s’entendre émettre des hypothèses sur des problèmes majeurs, correspond à un nouveau vécu de la vie groupale scolaire.. C’est l’expérience du groupe cogitant.

  • L’enfant découvre que sa parole se double d’un travail invisible de la pensée, « le langage oral interne » dont la conscientisation est un important facteur d’enrichissement de l’image de soi.

  • Chacun, implicitement, est mis au défi de mettre de l’ordre dans ses pensées sur le monde. Cette sollicitation de recherche de concepts explicatifs  l’engage dans un travail permanent de dépassement des réponses acquises et devient  lieu de découverte  – stimulante et non dépressive – de la complexité de la pensée, de ses ouvertures et de ses limites.

Une autre expérience du Moi pensant

Il faut rappeler que, chez Descartes, le point de départ du « Je pense, donc je suis » est le doute méthodique. Que signifie-t-il ? Pour en comprendre la portée, il faut le considérer comme un doute délibérément agressif, si bien que pour le proposer, il faut « s’avancer masqué ». C’est un refus d’assujettissement aux idées reçues. Pour entrer dans la modernité, l’homme évolué de cette époque devait d’abord se permettre de mettre en question la plus grande part de ce qui provenait d’un enseignement médiéval. Et pour étayer son audace sacrilège de tout repenser par soi-même, il lui fallait – de même qu’Atlas avait besoin de toucher la terre pour retrouver ses forces – prendre une conscience aiguë, quasi tactile, de l’énorme pouvoir de penser dont il était le dépositaire à l’intérieur de lui-même. Le « Je pense » qui est, en même temps, un « Je me pense en train de penser » nous donne la certitude que nous existons, non seulement en tant qu’être complet, pas seulement corps mais en tant que sujet capable de devenir à terme « maître et possesseur de la nature’, si toutefois, bien sûr, nous savons faire un usage correct de la raison.

Les Ateliers de Philosophie nous montrent qu’il en va de même pour l’enfant. Pour se développer, il a, lui aussi, besoin de faire l’expérience existentielle de l’étonnement que procure le face-à-face avec le « cogito ». Pour fonctionner, l’appareil à penser a besoin de l’émotion liée à cet étonnement. L’enfant a besoin de goûter cette réalité étrange, cette « drôle de chose » qu’est le fait de s’entendre penser, d’en être à la source.

Si l’on y regarde d’assez près, on peut distinguer, dans toute séance d’Atelier de Philosophie, quelques-uns des temps préalables qui amènent à cette sorte d’expérience. Toute proposition de thème est, d’abord, en tant que question, une sorte de défi physique. Toute question est un corps qui pénètre dans le corps. Elle provoque un mouvement ambivalent de rejet et d’intérêt. L’enfant doute de sa capacité à répondre, en même temps qu’il imagine la satisfaction qui lui viendra d’émettre un point de vue. Ce premier temps est, en général, celui du vide, c’est la phase de « l’empêchement à penser , du « rien ne me vient ». L’enfant la dépasse en s’autorisant à « regarder la question ». Des pensées à l’état brut, comme des flashes ou des bulles, se présentent alors à lui. Des mots, des images, des souvenirs, issus du travail intérieur du « ça parle » émergent. L’une de ces bulles prend le dessus, comme le spermatozoïde gagnant de la conquête de l’ovule. Le mouvement collectif des pensées juxtaposées se met alors en marche.

Prenons le thème « Grandir » et considérons que si le contenu des réponses est important, il l’est probablement moins que le rapport de l’enfant à sa propre pensée. En même temps que l’enfant dit sa pensée :

« Ce sont les os qui grandissent et nous on grandit avec… En Afrique, il y a des hommes qui sont petits parce qu’ils ne voient pas le soleil… Ca veut dire qu’on grandit grâce au soleil…On grandit de mentalité…C’est aussi rester enfant, continuer à jouer… C’est prendre des décisions tout seul… », il se regarde. Son miroir intérieur le stimule à s’exprimer. De ce point de vue, les Ateliers de Philosophie nous interrogent sur la capacité de la pédagogie à donner toute sa place à cette fonction de miroir qui est obligatoirement de l’ordre du plaisir narcissique et nous n’avons pas à en avoir honte, sous prétexte que le Moi serait haïssable. Cette aptitude à s’étonner de la présence et du fonctionnement de l’appareil à penser, les bons élèves savent la goûter, mais nous avons à nous demander ce qu’il en est pour les autres. Car tous les enfants ont besoin, surtout à notre époque, pour dépasser le règne du « tout-corps », de s’accompagner de cette source de force qu’est le Moi pensant. Ils ont besoin de se découvrir porteurs de pensées imprévues dont ils ne soupçonnent pas l’existence avant de les émettre et dont ils sont étonnés d’être les propriétaires.

Une autre expérience de l’appartenance sociale

De même que les Ateliers de Philosophie s’inscrivent dans le mouvement naturel qui pousse tout être humain vers plus d’intelligibilité, ils rejoignent un autre mouvement naturel, qui est source de jouissance à égalité avec le cogito, celui de participer à la gestion des problèmes du petit ou grand groupe auquel on appartient.

Qu’il s’agisse de thèmes évoqués précédemment (bonheur, courage) ou de thèmes qui s’adressent aux jeunes des collèges  « Que pensez-vous du comportement des adultes ?… Que pensez-vous des relations garçons-filles ?…Pensez-vous que les jeunes d’aujourd’hui sont justes envers les adultes ? … Pensez-vous que les adultes sont justes envers les jeunes ?…etc.), ce à quoi nous invitent les Ateliers de Philosophie, c’est à un droit de regard sur l’état de la société et ses valeurs. Par là-même nous nous adressons, de façon particulière, à ce qu’on peut appeler « le Moi groupal » des jeunes.

Quelques mots sur la notion de « Moi groupal ». C’est, en gros, la façon dont nous formons psychiquement couple avec notre environnement. On peut repérer toutes sortes de directions : le Moi groupal filial, conjugal, amical, sexuel, professionnel, tribal, régional, national, universel et, peut-être, interplanétaire. Certains ont un Moi groupal large et riche. Ils se sentent concernés par ce qui se passe aux différents endroits du monde alors que d’autres vivent dans un univers réduit, appauvri et à la limite, ne forment groupe qu’avec eux-mêmes. Bref, les Ateliers de Philosophie adressent à l’enfant un message : « Vous avez quelque chose à dire dans les débats d’idées sur ce qui est mieux ou moins bien concernant nos conceptions de la vie… Vous êtes des habitants de la terre ; il est normal que vous donniez votre point de vue sur la façon dont le monde fonctionne. »

Dans l’analyse psychogénétique qui ouvre ce dossier, j’ai discerné, comme motivation des réponses du cycle 3, le désir d’amélioration de la vie. On peut penser que cette fonction de participant à la gestion des problèmes du groupe remonte à la plus haute antiquité, à ces temps où l’enfant était beaucoup plus mêlé que maintenant à la lutte contre toutes les formes d’adversité menaçant de détruire le groupe.

Le Moi groupal des enfants garde-t-il la trace de cette cohabitation première responsabilisante ? De toute façon, philosopher procède d’une ambition quasi démesurée : être co-parent de la marche du monde, donc voir le monde comme un enfant à gérer. Lorsque nous constatons que ce sont souvent les enfants en difficulté à l’école qui sont les plus motivés par les Ateliers de Philosophie, nous sommes enclins à penser que ce dont ils ont besoin, c’est d’être considérés comme des interlocuteurs à part entière dont le point de vue sur le monde nous intéresse. Ce constat est important pour la socialisation, donc pour l’image de soi des enfants de demain. Car c’est en  proposant aux enfants de s’insérer dans ce qui fait l’unité et la totalité de l’espèce humaine qu’on peut espérer lutter contre la nocivité des particularismes.

Une autre expérience d’appartenance au groupe classe

Dans la présentation des Ateliers de Philosophie qui précède, la classe pouvait apparaître comme une addition de soliloques, chaque enfant donnant, à son tour, les réponses qui lui viennent. La réalité est plus complexe et beaucoup plus intéressante. Nous sommes en présence d’un fonctionnement collectif, celui du « nous ». Il se forme une communauté qu’on peut appeler une « communauté de chercheurs ». Ce qui s’effectue n’est pas une expérience scolaire de type vertical dans le cadre d’un rapport dominant-dominé, mais une expérience de type horizontal. Du point de vue psychanalytique, ce n’est ni un groupe oedipien conflictuel, ni un groupe pré-génital, mais un groupe où les fils de la horde travaillent dans l’égalité, en donnant le primat à la réflexion. Le tiers est ici la tâche, le cheminement de la pensée elle-même.

Ce groupe présente des analogies avec la famille suffisamment bonne, car ce n’est ni une famille-bataille, ni une famille symbiotique. Les inégalités n’y sont pas un obstacle. La place de chacun vient du projet commun. Tous tendent vers une découverte qui est en attente, non donnée à l’avance. Cette famille s’inscrit dans une contribution à la marche de l’espèce humaine. C’est une expérience ponctuelle mais réelle de la démocratie.

Au surplus, le groupe forme couple avec quelque chose qui le dépasse où est déposé un sens supposé de ce qui devrait unir les êtres humains. Cet être ensemble, face au sens caché de la réalité du monde, où l’on fait l’expérience du non-Moi, du sens qui échappe mais constitue une énigme à saisir, est vitalisant pour les membres du groupe. Il s’y produit une certaine abstraction du corps au profit de l’appareil à penser collectif, sans que l’appareil à penser personnel soit aboli. Il s’y fait également un travail au niveau des pulsions. Chacun apprend à être un parmi les autres, mettant au-dessus de sa vie pulsionnelle le problème à résoudre, ce qui est le fondement même de la castration symbolique.

Ce type d’espace est fondateur. Il y a peut-être là, dans cette capacité de regarder ensemble le monde avec des yeux neufs, la racine de la posture scolaire de demain. Le maître qui réussit est celui qui combine cette démarche ouverte avec la connaissance close.

Une autre expérience de la vie mentale.

Il y a une pensée invisible à l’intérieur de la pensée visible, dans sa sous-jacence. J'appelle «langage oral interne » ce travail souterrain, cet infra-langage fait de pensées non pensées par la pensée.

C’est de deux façons que le langage oral interne se manifeste dans les Ateliers de Philosophie : les sentiments confus qui accompagnent la circulation de la parole au cours des séances et les sentiments confus qui accompagnent le travail d’intelligibilité dans sa partie non dite.

Pour ce qui est du premier point, lorsqu’on demande aux enfants, après séance, ce qu’ils ont ressenti, il est très fréquent qu’ils évoquent des phénomènes de « télescopage » : « Quand on pense, on se bloque, on ne réfléchit qu’à ce que l’on pense. On ne réfléchit plus au sujet…Moi, je n’arrive plus à réfléchir, parce que les autres ils parlent et je n’arrive plus à retenir ce que je voulais dire… Moi, c’est pareil : ils disent des choses tout le temps intéressantes. Alors je réfléchis à ce qu’ils disent au lieu de réfléchir sur ce que je veux dire… Quand quelqu’un parle, on a envie de répondre, au lieu de penser à ce qu’on a envie de dire… On ne se concentre plus sur la philosophie, on se demande ce que l’autre a voulu dire… Moi, c’est autre chose. J’hésite entre deux phrases et je ne dis rien, parce que je ne sais pas choisir… On a une idée, mais d’autres ont la même, alors il faut chercher autre chose pour pas répéter… Je ne dis rien parce que je pense que d’autres n’ont pas encore eu la parole… Je veux dire quelque chose, mais je me dis que je pourrais mieux le dire. Et si je ne trouve pas, je me tais… Je me dis qu’une telle a mieux réfléchi que moi, ça me vexe, mais je parle quand même… »

D’où la proposition d’une élève : il faudrait laisser du temps entre chaque moment où quelqu’un parle, trois minutes par exemple… Ce à quoi une autre élève répond : « La séance durerait dix heures et pas dix minutes… Pas du tout, il suffirait que les trois minutes de silence aient lieu avant que la bâton de parole circule. On aurait eu le temps de réfléchir à ce qu’on veut dire, sans s’occuper des autres… Ça serait dommage, conclut une quatrième, parce que c’est bien de s’apercevoir que c’est difficile de dire ce qu’on a à dire… » « Ça fait partie de la philosophie ? demande l’enseignante ». « Oui, c’est important. La philosophie, ce n’est pas facile ».

Le deuxième point, à savoir les sentiments confus qui accompagnent le travail d’intelligibilité, n’a pas fait jusqu’à présent l’objet d’échanges avec les élèves. C’est un point difficile car il y a lieu de penser que la pensée donnée à entendre est le résultat d’un cheminement qui se déroule ailleurs. Et cet ailleurs, c’est un espace de délibération qui « saurait » ce que l’espace extérieur ne sait pas. C’est un « intérieur instruit » qui instruit la pensée explicite. Nous croyons être les propriétaires de notre pensée alors que le véritable propriétaire est cet autre à l’intérieur de nous qui pense à notre place et dont nous ne sommes que les porte-parole. C’est probablement pourquoi Henri Wallon dit que « penser, c’est interroger la pensée du corps »

Une des révélations des Ateliers de Philosophie, c’est donc l’importance de la réflexion silencieuse qui circule entre les prises de parole, dans les interstices. Les enfants entrent en eux-mêmes pour réfléchir, c’est-à-dire pour laisser la parole advenir plus que pour raisonner volontairement et, la parole advenant, ils se mettent à trier. Ils sont à la pêche du savoir qui est en eux plus qu’ils ne cherchent à démontrer et à argumenter.

Qu’est-ce que cet intérieur instruit ? C’est l’expérience infra-langagière que les enfants ont déjà formée au fond d’eux-même sur la vie. C’est ce qu’ils pressentent de la façon dont les hommes s’y prennent pour résoudre les problèmes. Bref, c’est le mélange qui vient de leur culture personnelle et de la culture collective, leur capacité à circuler dans le monde des émotions et des sensations, leur façon de gérer leur tendance à l’inhibition ou de réagir aux emportements de leur pensée.. Le thème proposé éveille en eux leur propre monde, fait de bonheurs et de souffrances, de victoires et de défaites.

Une des raisons d’être des Ateliers de Philosophie c’est précisément d’interpeller cette expérience confuse de chacun, de constituer une pression en vue d’un rassemblement des composantes éparses de ce langage oral interne.

Une autre expérience de l’accès à la conceptualisation.

Nous pouvons parfaitement comprendre l’agacement que peut ressentir un philosophe professionnel face à une pratique comme celle des Ateliers de Philosophie où toute proposition de l’enfant, même apparemment triviale, trouve sa place.

En effet, comme on a pu le voir, ceux-ci procèdent par énumération et juxtaposition de points de vue. La pensée qui y est délibérément privilégiée est celle de l’inventaire (tout au moins dans un premier temps, car le temps du débat est également prévu). La richesse de l’atelier vient donc de la complexité qu’introduit la diversité des idées et du phénomène « d’écho » par lequel une pensée en appelle une autre, comme son semblable ou son opposé. Mais la méthode, dans ce premier temps, ne cherche ni à synthétiser, ni à totaliser le savoir qui résulte de l’exploration des nombreuses directions empruntées. Il n’y a pas hiérarchisation des idées et des arguments. On est, tout au moins apparemment, plus dans le registre du dire par chacun de sa conviction, que d’une recherche de vérité.

Bien entendu, nous sommes totalement d’accord avec la nécessité de construire du « bien penser ». Ce qui nous sépare des tenants de ce point de vue est ailleurs. C’est le refus que nous opposons à une démarche qui veut aller trop vite. Nous faisons la différence entre une construction à terme du bien penser et une construction  trop précipitée, insuffisamment transitionnelle, celle qui donne trop de place à la conception adulte du bien penser et pas assez à ce qui est la norme du penser pour l’enfant, à un moment de son développement. La phrase de Maurice Blanchot « La réponse est le malheur de la question » s’applique à une conception trop académique de la transmission qui, finalement, tue ce qu’elle veut faire vivre, c’est-à-dire en l’occurrence une véritable approche philosophique du monde. Surtout lorsqu’il s’agit d’enfants pour lesquels des explications de type abstrait constituent une nourriture étrangère indigeste. C’est pourquoi nous préconisons une autre conception du débat, débat qui, certes, a sa place, et surtout au collège, mais qui, introduit trop tôt, risquerait d’aller à l’encontre de tout ce qu’apporte d’essentiel le travail que nous avons appelé « le langage oral interne ».

Vue de loin, la démarche que nous proposons a peut-être les allures de l’errance. Mais, paradoxalement, si l’on y regarde de plus près, on verra que c’est un moyen, plus sûr que bien d’autres, d’accéder à une visée essentielle de l’esprit philosophique, c’est-à-dire « la cohérence de l’organisation de l’univers ». Certes, les séances commencent par un picorage – une succession d’opinions, d’images, d’associations libres, de ressentis tantôt froids, tantôt chargés d’émotion – mais ce picorage s’inscrit dans une dynamique de recherche qui est puissante, si l’on en juge par la façon dont les enfants investissent l’atelier. L’enfant sent très bien que ce qu’on lui demande de former, c’est une pensée parallèle au réel, c’est-à-dire  des « doubles mentaux » qui soient en cohérence avec la réalité extérieure. Le point de départ, non dit aussi explicitement, mais parfaitement présent, est le postulat que les choses du monde sont organisées selon une logique. La conviction de base qui prévaut dans les Ateliers de Philosophie est, selon une utopie nécessaire, qu’on peut, sinon retrouver totalement cette logique, du moins tenter de l’approcher. C’est donc une déclaration de confiance dans le pouvoir de la pensée. Elle est considérée comme capable d’une pénétration réussie dans les mystères qui font que le monde est ce qu’il est. Au travers du bout à bout des observations qui se succèdent au cours de la séance, il y a la certitude qu’il y a quelque chose à comprendre, qu’il s’agisse des phénomènes de la nature ou des façons d’être des hommes, que le travail consiste à former des « équivalents du réel », des doubles susceptibles d’en rendre compte. L’enfant est donc, par le fait même du type de relation que le cadre propose, considéré d’avance comme relativement armé pour former de telles équivalences, c’est-à-dire pour entreprendre un travail de traduction, de reformulation qui aura valeur de lien entre l’image du réel telle qu’elle s’élabore dans la tête de l’enfant et le réel externe. Peu importe, dans un premier temps, que cette traduction soit fidèle ou en beau langage.

Au total, je dirai que l’Atelier de Philosophie fonctionne sur le mode d’une pédagogie spécifique de la rencontre avec le monde des concepts. Rencontre entre la supposée logique du réel et les schèmes que l’enfant élabore pour en rendre compte. Rencontre entre la parole minuscule de l’enfant et la parole de ceux qui sont censés savoir. Mais surtout rencontre où l’on considère que pour s’approprier le bien-penser selon les normes, l’enfant a d’abord besoin de se rencontrer, avec tout ce que comporte d’imprévu son propre système de pensée en gestation. C’est la condition première d’une rencontre valable avec la pensée de l’autre et de la culture.

Je veux dire par là qu’il se joue beaucoup plus qu’on ne croit, dans le processus qui procède par addition de réponses, que ce processus soit alimenté, comme chez le très jeune enfant, par la nécessité de se frayer un chemin entre le monde du narcissisme jubilatoire et le monde de la peur, ou, comme chez les enfants du cycle 2, par le jeu de l’inventaire, ou encore, comme chez les enfants du cycle 3, par un désir déjà fort de guérir ou d’améliorer le fonctionnement de la société.

Ce qui se joue a, d’une certaine façon, à voir avec le mythe de la caverne. Pour peu qu’on interprète librement Platon, on peut dire que vouloir apprendre quelque chose de fondamental sur le monde nécessite un espace à trois étages : un espace fait de trois cercles du savoir qui s’inscrivent dans la verticalité. L’enfant est dans le cercle du bas. Le cercle du haut correspond au monde mythique où le savoir est censé être originé et déposé. L’espace de l’atelier de philosophie est au milieu. Il représente un lieu de réception du savoir d’en haut en même temps qu’un espace d’équivalence, l’endroit où l’on montre à ceux d’en haut qu’on est capable d’élaborer des équivalents qui épousent la même forme et le même contenu que celui d’en haut.

Je voudrais terminer, non pas par une conclusion, mais par l’annonce d’un prolongement. Tous ceux qui pratiquent les Ateliers de Philosophie souhaitent qu’on puisse s’interroger sur le parti qu’on peut tirer, pour l’ensemble des relations scolaires, des modes de réflexion que proposent les Ateliers. Il ne s’agit pas de laisser croire que l’enfant peut réinventer un savoir qui a mis des millénaires pour se constituer. Mais le fait de se sentir mieux reconnu comme ayant également ses savoirs à lui, comme sujet qui trouve plaisir à se confronter aux énigmes de la vie, qui aime être en recherche d’intelligibilité, qui se sent en mesure de créer de la pensée collective, sans pour autant renoncer à sa singularité, est une condition indispensable pour qu’il fasse sien le savoir constitué, pour qu’il donne sens et valeur à chacune des disciplines enseignées.

De même, il conviendrait d’approfondir la valeur des Ateliers de Philosophie en tant qu’instance de citoyenneté, en tant que lieu où s’oppose, à une conscience sociale rétrécie, une pédagogie de la conscience sociale élargie, celle d’un sujet qui accueille la scolarité comme l’un des outils privilégiés pour rendre le monde plus habitable. Peut-être n’est-il pas impossible que le contexte de mondialisation dans lequel nous sommes engagés permette à terme et au prix d’une très profonde évolution des finalités de l’école, de réaliser le vœu que Péguy énonçait dans les Cahiers de la Quinzaine dès 1905 : « Il ne suffit plus que l’instituteur soit le représentant de l’école de sa commune, il faut qu’il devienne le représentant de l’humanité. »

Jacques LÉVINE

Docteur en Psychologie

Psychanalyste

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