L'Atelier-Philosophie

de  la  maternelle  au  collège

 

Principes

 

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La posture de l'enseignant dans
l'Atelier -Philosophie-AGSAS


Agnès Pautard,
institutrice maître-formatrice, Lyon, co-fondatrice de l'atelier-philosophie-Agsas,

extrait de l'ouvrage collectif publié au CRDP de Bretagne en 2003 "Les activités à visée philosophique en classe, l'émergence d'un genre ?" sous la direction de M.Tozzi.
COMME DEFINI PRECEDEMMENT(1) , l'atelier-philosophie Agsas est une pratique spécifique innovante, visant les préalables à la pensée philosophique. Cette pratique organisée en trois temps (les élèves discutent entre eux sans intervention du maître qui les vidéoscope, puis celui-ci anime des échanges à partir de la projection de la vidéo) permet aux élèves de faire l'expérience fondamentale de l'étonnement face aux grandes questions de la vie, an sein d'un groupe de pairs. Cette expérience primordiale, unique et universelle de "respiration interne de l'être" aide l'individu à se vivre comme source de pensée. Aucun enseignement de type scolaire, aucun programme institué, même avec les meilleures intentions du monde, ne saurait se substituer à cette prise de conscience personnelle irremplaçable, qui opère en amont et prépare la place à l'élaboration d'une pensée qui sera, peut-être un jour, de type philosophique.
L'atelier-Philosophie-Agsas accompagne les enfants sur le chemin de leur pensée, grâce à l'écoute, à la durée et au désir de sens pour soi, tant la pensée qui dialogue est fragile et l'expérience de la pensée vraie précieuse et fugitive. La question d'un enfant est si vite refoulée si elle n'est pas entendue !
Si ce travail de la pensée est un processus invisible, souterrain et peu spectacu-laire, par contre, ce qui surprend d'emblée l'observateur, est ce que fait l'enseignant. Celui-ci adopte en effet une posture pédagogique inhabituelle, endossant un seul des deux rôles institutionnels de sa fonction, qui sont souvent confondus:
faciliter les apprentissages et sélectionner les individus. Les élèves, ici, ne seront sélectionnés d'aucune façon. Les contenus des séances sont intéressants par ce qu'ils témoignent d'un cheminement des questionnements. Dans notre proposition, philosopher avec les enfants dans le cadre scolaire ne consiste donc pas en un enseignement - il n'y a pas de programme, ni d'évaluation donnée aux élèves -, mais une médiation formidable vers les apprentissages en général.
L'enseignant est garant du cadre, accompagnateur et médiateur, il sera tout à la fois présent dans son identité d'humain, d'adulte, d'enseignant, et de citoyen.

 

Encourager une parole "pour de vrai" chez les enfants
Revenons aux fondements établis en 1997 et au contexte scolaire qui les a vus émerger. Aujourd'hui parents, enseignants et élèves considèrent communément que l'École n'a plus le monopole du savoir et ne constitue plus ce tremplin attendu vers le monde du travail. Comment le principe d'obligation scolaire peut-il s'articuler avec la notion de motivation, au vu des tensions, des attitudes d'évitement, de non-adhésion de la part des enfants et adolescents? Où se trouve leur part de consentement personnel minimum (cpm) à l'école ?
Pourtant, sollicitée cette part de cpm garantit une double adhésion, d'une part avec le groupe d'apprenants, d'autre part avec le savoir, qui perd son aspect d'artificialité(2) et favorise la cohésion du groupe d'apprenants. Cette part-là, c'est la parole "pour de vrai", la rencontre authentique avec ce qui fait mystère, avec la connaissance de soi, des autres, les énigmes de la vie, et c'est cette parole que reconnaît et encourage l'atelier-philosophie Agsas.
D'ailleurs, que savent aujourd'hui les spécialistes de la pensée de l'enfant et de son évolution ? Au cœur de cette pratique, nous constatons qu'elle se structure natu-rellement, logiquement, étape par étape, tant dans son contenu que dans sa forme,
En témoignent la rigueur et le sérieux entre enfants lors des échanges motivés par une chose ; être vrai face aux autres (et à soi-même) !
Pour devenir cet interlocuteur valable, l'enfant affronte des risques majeurs :
- celui qu'impliqué le travail de la pensée (représentations de l'inhibition à penser, prise de conscience d'un questionnement propre, passage complexe des émotions aux pensées et à la parole, explication et formulation d'idées, remise en cause, confrontation au jugement d'autrui, à toutes sortes de pensées...)
- celui qui résulte de l'écoute vraie, de rouverture à la pensée d'autrui (distincte
de sa personne) ;
- mais en tout premier lieu, le risque de parler en son nom propre, de s'aventu-rer du particulier au général, sans autre soutien que sa détermination à affronter
un problème, sans autre approbation/réprobation que celle des pairs, qui ont le même statut et un vécu analogue, il n'y a rien à gagner, si ce n'est de la recon-naissance, du plaisir à être pris au sérieux, à se montrer intelligent, à être écouté, C'est enfin à son tour, lui à qui on rabâche que c'est en écoutant bien qu'il apprendra à l'école !
La construction de la pensée passe en premier lieu par la construction identitaire, récriture de soi (3), et la relation d'appartenance (au groupe, à la société, à l'humanité). Ce chemin représente "les préalables à la pensée philosophique", expression qui qualifie au plus près notre participation actuelle dans le domaine de la philosophie pour enfants.


Le rôle et la posture de l'enseignant


Premier temps : un médiateur
Concrètement que fait l'enseignant? L'enseignant choisit une question d'ordre général, en provenance des élèves en priorité, ou bien de lui-même. Après avoir introduit l'activité, posé la question et ouvert le micro, il reste silencieux pendant les dix premières minutes.
Ce premier temps caractérise fondamentalement l' atelier-philosophie-Agsas. Ce temps permet de dire "je" dans un "nous" bienveillant, et qui compte. Il est fait pour optimiser les chances, pour chacun, de faire la découverte et l'expérience de sa pensée propre, en mouvement, dégagée progressivement du chaos des émotions. Comme tous les enfants n'en sont pas au même stade de maturité, ce temps-là doit perdurer toute l'année et même plusieurs années de suite. Le lecteur comprendra aisément que la prise de parole de l'enseignant, pendant les dix minutes de ce premier temps, court-circuiterait totalement l'expérience de circulation de la pensée, N'oublions pas que pour certains enfants, notamment: les enfants en difficulté, qui s'engagent d'ailleurs très vite dans ces échanges, l'école est le seul lieu de parole possible, Quelle parole ?
Si l'on s'interroge sur les conditions qui permettent l'émergence "d'une parole non bridée, porteuse à la fois du particulier de chacun et de l'universel, il en découle
la nécessité d'un cadre institué, rassurant, ritualisé, où tout caractère d'urgence, toute pression ou influence directe sont bannis, en particulier en provenance de l'enseignant(4). Celui-ci représentant le pouvoir est, de fait en classe, juge et parti. S'il intervient, donne son avis, oriente, tout ne peut plus être dit. Si la peur de mal dire,
d'être déprécié par ses pairs ou l'adulte remportent, renseignant a failli à sa tâche de médiateur(5). Mieux valent des idées choquantes, mais verbalisées et sur les-quelles un travail de réflexion pourra se faire, que des émotions brutes, sous forme violente.
Pour conclure, être garant du cadre, c'est être confiant, neutre et silencieux, c'est-à-dire sans attente par rapport au contenu de la séance. Celle-ci est réussie si le protocole, annoncé aux élèves, est respecté: question d'ordre général, durée, fréquence, enregistrement, non-intervention de l'adulte.

Deuxième temps : un accompagnateur
Le deuxième temps de "réécoute et réactions" est fait pour renforcer la vitalité de la pensée propre, en lui permettant de se structurer grâce à la réécoute, aux réactions du groupe et aux interventions de l'enseignant qui, là, devient explicitement accompagnateur et guide, à la fois "présent" et "parlant parcimonieux et curieux ".
Ses interventions discrètes, limitées au champ technique de la facilitation de la
pensée et de la compréhension, ne sont pas systématiques.


Il relance d'un mot, d'une question brève le dialogue interactif, pour aider les élèves à (se) comprendre. Il demande en préambule qui n'a pas parlé et pourquoi, si quelqu'un a quelque chose à ajouter et qui peut rappeler la question. Puis pendant le défilement de la cassette, qui peut être interrompu à tout moment, il peut demander
si les deux positions exprimées se ressemblent et d'apporter des arguments. Questions brèves, ouvertes, il cherche à faire préciser, relier, comparer, observer" réagir, comprendre à partir du matériau apporté. II n'espère surtout pas l'expression d'une pensée adulte, complexe, rationnelle. Il ne tire aucune conclusion ni ne donne son avis. Il n'a rien à dire.
Nos observations et recherches montrent que pour penser (et parler), il faut d'abord faire connaissance avec ce qui pose question, même si les individus expri-ment d'abord vécu, opinions, préjugés, croyances avant qu'apparaissant progressi-vement des positionnements de l'ordre de la raison, qui évolueront encore et encore. C'est un cheminement long, qui demande des efforts, des pauses et une capacité à rassurer.
La pensée de l'enfant doit d'abord raciner, il doit se sentir reconnu parce qu'il a quelque chose à dire, d'utile au groupe, par rapport au problème posé avant de pou-voir accepter d'écouter et de faire évoluer sa pensée. Rien ne sert de brusquer les choses. Les enfants savent qu'ils ont le temps (au moins une année), et il en faut beaucoup parfois.

Troisième temps : après la classe, réfléchir sur sa pratique
Le troisième temps s'organise en fonction des demandes (équipes par écoles, équipes de circonscription..,). Il concerne des enseignants praticiens qui, en lien avec un formateur, partagent leurs étonnements, analysent, réfléchissent ensemble, débattent pour dépasser les difficultés: y a-t-il des thèmes à ne pas aborder? Comment formuler les questions pour être le plus impartial possible? Comment débuter et adapter le protocole à sa classe ? Approfondir et éclaircir les fondements de la pratique ensemble permet de mieux répondre aux questions des parents, collègues, IEN, pour qui le terme de "philosophie" peut se limiter à l'histoire de la philosophie.
Il existe un contrat tacite entre l'enseignant et la méthode : comprendre et accepter les fondements implique qu'il n'est pas possible de modifier le protocole de l'atelier-philosophie-Agsas; mais par contre, libre à chacun d'en adapter la pratique
à sa classe, à sa personnalité.

Risques et dérives possibles

Des risques pour l'enseignant

Ce qui se passe dans cette activité spécifique touche à l'authenticité, tant chez l'enseignant que chez relève. Cela relève avant tout, pour l'enseignant, d'un enga-gement personnel, de son libre-arbitre. Pour lui comme pour les enfants, les risques sont grands :
- dans le court terme, il va rencontrer un risque d'ordre intime personnel : la frustration, en ayant à se taire pour que la parole circule librement (temps 1 ) et en ayant à contrôler ses interventions (temps 2). Tentation de penser "à la place " des élèves, tentation d'impatience;
- il va également faire face à des appréhensions légitimes, par exemple celle d'être dépassé par une réalité humaine dérangeante, habitué qu'il est aux activités programmées, évaluées; ou bien celle de ne pas en taire assez, ou pas assez bien (à cause du silence imposé).
- il se peut qu'il ait à lutter contre certaines représentations de son métier, (notions d'apprentissage, d'élève-sujet.,, ).
Qu' a-t-il à gagner dans l'aventure?
Cette expérience, de par ses enjeux, peut faire évoluer l'enseignant vers une identité professionnelle différente, celle du "praticien réflexif", ouvert aux changements. S'il accepte d'apprendre de ses élèves, "en direct", il gagnera en connaissance sur leur construction identitaire et cognitive, et sur la pensée en co-construction. Il apprendra à les observer autrement et il verra des effets positifs, pour tous, clans différents domaines (autonomie, motivation, langue, citoyen-neté...). Il gagnera en crédibilité, face à eux, par cette "fonction humanisante" qu'il remplit : la participation des élèves à cette activité émancipatrice de la pensée se fonde, de droit, sur leur appartenance à la civilisation des humains(6), et non sur leur inscription sur les registres de l'école, Enfin, il sera porté par toutes ces intelligences, par la vie qui cherche du sens.

Une démarche personnelle qui exige une formation

Le libre arbitre mais pas l'arbitraire! L'institutionnalisation n'est pas envisageable: ce serait un contresens complet que d'obliger un enseignant à mettre en œuvre une telle pratique. Mais une pratique isolée peut déstabiliser l'enseignant et le faire dévier des objectifs premiers : il pourrait par exemple être tenté de faire basculer les priorités, d'instrumentaliser l'atelier-philosophie-Agsas et de l'utiliser au profit d'autres objectifs, comme alternative à la violence et à la gestion des conflits, comme atelier de langage, ou même de le considérer comme lieu de parole banal.

Cette pratique n'est pas une fin en soi, elle n'a d'ailleurs pas le monopole de la pensée et cohabite avantageusement avec d'autres espaces scolaires de réflexion: débat(7), travail autour de textes, production d'écrits, débats sur le sens des diverses disciplines...
Si tant est que ce courant des préalables à la pensée philosophique représente une forme de réponse aux enjeux actuels de l'école, une formation spécifique, pour les enseignants qui le désirent, est donc indispensable. Mais ne perdons pas de vue son propos: le travail de la pensée ne s'exerce à plein que dans les défis de l'existence, à 1'échelle individuelle ou collective. Ainsi on peut dire que l'Atelier-philosophie-Agsas prépare le terrain pour l'enseignement de la philosophie et donne au monde enseignant un regard neuf sur l'école d'aujourd'hui.


NOTES
L'Agsas est "L'Association des groupes de soutien au soutien" fondée par le psychanalyste J. Lévine. Concernant les fondements, les modalités pratiques, il sera utile de se reporter à l'ouvrage "Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches" CRDPde Bretagne, mai 2002, p. 79, ainsi qu'à la revue de l'Agsas Je est un autre (hors-série février 2001 n°6, 7 et 9 .
2. Michel Develay, Donner du sens à l'école* ESF, 1996,
3. Se reporter à l'article de la même auteure "L'atelier-philosophie", dans le dossier intitulé "Les mots pour se dire", revue Éducation enfantine n° 9, mai 2002, p. 71.
4. " Un enfant qui est pris au sérieux, respecté et soutenu dans ce sens-là peut faire sa propre expérience de lui-même., et du monde... " in C'est pour ton bien, Alice Miller, Aubier" 1983,
5. " Un médiateur est essentiellement un facilitateur qui sait prendre en compte une ou plusieurs variables; langage, affectivité, situations, relations, normes sociales et produits culturels I...J et ce dans une relation d'aide d'assistance et de guidance [...] La médiation est fac-teur décisif du développement de l'enfant" in Pédagogie, dictionnaire des concepts clés. F. Raynal et A. Rieunier, ESF, p. 220,
6 Edgar Morin, dans Pour une politique de civilisation, Ariéa, 2002. expose les impératifs d'une politique de civilisation qui sont: "solidariser, ressourcer, convivialiser et moraliser ".
7. Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? Les nouveaux programmes, CNDP, 2002.
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