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Encourager une parole "pour
de vrai" chez les enfants
Revenons aux fondements établis en 1997 et au contexte scolaire
qui les a vus émerger. Aujourd'hui parents, enseignants et élèves
considèrent communément que l'École n'a plus le
monopole du savoir et ne constitue plus ce tremplin attendu vers le
monde du travail. Comment le principe d'obligation scolaire peut-il
s'articuler avec la notion de motivation, au vu des tensions, des attitudes
d'évitement, de non-adhésion de la part des enfants et
adolescents? Où se trouve leur part de consentement personnel
minimum (cpm) à l'école ?
Pourtant, sollicitée cette part de cpm garantit une double adhésion,
d'une part avec le groupe d'apprenants, d'autre part avec le savoir,
qui perd son aspect d'artificialité(2) et favorise la cohésion
du groupe d'apprenants. Cette part-là, c'est la parole "pour
de vrai", la rencontre authentique avec ce qui fait mystère,
avec la connaissance de soi, des autres, les énigmes de la vie,
et c'est cette parole que reconnaît et encourage l'atelier-philosophie
Agsas.
D'ailleurs, que savent aujourd'hui les spécialistes de la pensée
de l'enfant et de son évolution ? Au cur de cette pratique,
nous constatons qu'elle se structure natu-rellement, logiquement, étape
par étape, tant dans son contenu que dans sa forme,
En témoignent la rigueur et le sérieux entre enfants lors
des échanges motivés par une chose ; être vrai face
aux autres (et à soi-même) !
Pour devenir cet interlocuteur valable, l'enfant affronte des risques
majeurs :
- celui qu'impliqué le travail de la pensée (représentations
de l'inhibition à penser, prise de conscience d'un questionnement
propre, passage complexe des émotions aux pensées et à
la parole, explication et formulation d'idées, remise en cause,
confrontation au jugement d'autrui, à toutes sortes de pensées...)
- celui qui résulte de l'écoute vraie, de rouverture à
la pensée d'autrui (distincte
de sa personne) ;
- mais en tout premier lieu, le risque de parler en son nom propre,
de s'aventu-rer du particulier au général, sans autre
soutien que sa détermination à affronter
un problème, sans autre approbation/réprobation que celle
des pairs, qui ont le même statut et un vécu analogue,
il n'y a rien à gagner, si ce n'est de la recon-naissance, du
plaisir à être pris au sérieux, à se montrer
intelligent, à être écouté, C'est enfin à
son tour, lui à qui on rabâche que c'est en écoutant
bien qu'il apprendra à l'école !
La construction de la pensée passe en premier lieu par la construction
identitaire, récriture de soi (3), et la relation d'appartenance
(au groupe, à la société, à l'humanité).
Ce chemin représente "les préalables à la
pensée philosophique", expression qui qualifie au plus près
notre participation actuelle dans le domaine de la philosophie pour
enfants.
Le rôle et la posture de l'enseignant
Premier temps : un médiateur
Concrètement que fait l'enseignant? L'enseignant choisit une
question d'ordre général, en provenance des élèves
en priorité, ou bien de lui-même. Après avoir introduit
l'activité, posé la question et ouvert le micro, il reste
silencieux pendant les dix premières minutes.
Ce premier temps caractérise fondamentalement l' atelier-philosophie-Agsas.
Ce temps permet de dire "je" dans un "nous" bienveillant,
et qui compte. Il est fait pour optimiser les chances, pour chacun,
de faire la découverte et l'expérience de sa pensée
propre, en mouvement, dégagée progressivement du chaos
des émotions. Comme tous les enfants n'en sont pas au même
stade de maturité, ce temps-là doit perdurer toute l'année
et même plusieurs années de suite. Le lecteur comprendra
aisément que la prise de parole de l'enseignant, pendant les
dix minutes de ce premier temps, court-circuiterait totalement l'expérience
de circulation de la pensée, N'oublions pas que pour certains
enfants, notamment: les enfants en difficulté, qui s'engagent
d'ailleurs très vite dans ces échanges, l'école
est le seul lieu de parole possible, Quelle parole ?
Si l'on s'interroge sur les conditions qui permettent l'émergence
"d'une parole non bridée, porteuse à la fois du particulier
de chacun et de l'universel, il en découle
la nécessité d'un cadre institué, rassurant, ritualisé,
où tout caractère d'urgence, toute pression ou influence
directe sont bannis, en particulier en provenance de l'enseignant(4).
Celui-ci représentant le pouvoir est, de fait en classe, juge
et parti. S'il intervient, donne son avis, oriente, tout ne peut plus
être dit. Si la peur de mal dire,
d'être déprécié par ses pairs ou l'adulte
remportent, renseignant a failli à sa tâche de médiateur(5).
Mieux valent des idées choquantes, mais verbalisées et
sur les-quelles un travail de réflexion pourra se faire, que
des émotions brutes, sous forme violente.
Pour conclure, être garant du cadre, c'est être confiant,
neutre et silencieux, c'est-à-dire sans attente par rapport au
contenu de la séance. Celle-ci est réussie si le protocole,
annoncé aux élèves, est respecté: question
d'ordre général, durée, fréquence, enregistrement,
non-intervention de l'adulte.
Deuxième temps : un accompagnateur
Le deuxième temps de "réécoute et réactions"
est fait pour renforcer la vitalité de la pensée propre,
en lui permettant de se structurer grâce à la réécoute,
aux réactions du groupe et aux interventions de l'enseignant
qui, là, devient explicitement accompagnateur et guide, à
la fois "présent" et "parlant parcimonieux et
curieux ".
Ses interventions discrètes, limitées au champ technique
de la facilitation de la
pensée et de la compréhension, ne sont pas systématiques.
Il relance d'un mot, d'une question brève le dialogue interactif,
pour aider les élèves à (se) comprendre. Il demande
en préambule qui n'a pas parlé et pourquoi, si quelqu'un
a quelque chose à ajouter et qui peut rappeler la question. Puis
pendant le défilement de la cassette, qui peut être interrompu
à tout moment, il peut demander
si les deux positions exprimées se ressemblent et d'apporter
des arguments. Questions brèves, ouvertes, il cherche à
faire préciser, relier, comparer, observer" réagir,
comprendre à partir du matériau apporté. II n'espère
surtout pas l'expression d'une pensée adulte, complexe, rationnelle.
Il ne tire aucune conclusion ni ne donne son avis. Il n'a rien à
dire.
Nos observations et recherches montrent que pour penser (et parler),
il faut d'abord faire connaissance avec ce qui pose question, même
si les individus expri-ment d'abord vécu, opinions, préjugés,
croyances avant qu'apparaissant progressi-vement des positionnements
de l'ordre de la raison, qui évolueront encore et encore. C'est
un cheminement long, qui demande des efforts, des pauses et une capacité
à rassurer.
La pensée de l'enfant doit d'abord raciner, il doit se sentir
reconnu parce qu'il a quelque chose à dire, d'utile au groupe,
par rapport au problème posé avant de pou-voir accepter
d'écouter et de faire évoluer sa pensée. Rien ne
sert de brusquer les choses. Les enfants savent qu'ils ont le temps
(au moins une année), et il en faut beaucoup parfois.
Troisième temps : après la classe,
réfléchir sur sa pratique
Le troisième temps s'organise en fonction des demandes (équipes
par écoles, équipes de circonscription..,). Il concerne
des enseignants praticiens qui, en lien avec un formateur, partagent
leurs étonnements, analysent, réfléchissent ensemble,
débattent pour dépasser les difficultés: y a-t-il
des thèmes à ne pas aborder? Comment formuler les questions
pour être le plus impartial possible? Comment débuter et
adapter le protocole à sa classe ? Approfondir et éclaircir
les fondements de la pratique ensemble permet de mieux répondre
aux questions des parents, collègues, IEN, pour qui le terme
de "philosophie" peut se limiter à l'histoire de la
philosophie.
Il existe un contrat tacite entre l'enseignant et la méthode
: comprendre et accepter les fondements implique qu'il n'est pas possible
de modifier le protocole de l'atelier-philosophie-Agsas; mais par contre,
libre à chacun d'en adapter la pratique
à sa classe, à sa personnalité.
Risques et dérives possibles
Des risques pour l'enseignant
Ce qui se passe dans cette activité spécifique touche
à l'authenticité, tant chez l'enseignant que chez relève.
Cela relève avant tout, pour l'enseignant, d'un enga-gement personnel,
de son libre-arbitre. Pour lui comme pour les enfants, les risques sont
grands :
- dans le court terme, il va rencontrer un risque d'ordre intime personnel
: la frustration, en ayant à se taire pour que la parole circule
librement (temps 1 ) et en ayant à contrôler ses interventions
(temps 2). Tentation de penser "à la place " des élèves,
tentation d'impatience;
- il va également faire face à des appréhensions
légitimes, par exemple celle d'être dépassé
par une réalité humaine dérangeante, habitué
qu'il est aux activités programmées, évaluées;
ou bien celle de ne pas en taire assez, ou pas assez bien (à
cause du silence imposé).
- il se peut qu'il ait à lutter contre certaines représentations
de son métier, (notions d'apprentissage, d'élève-sujet.,,
).
Qu' a-t-il à gagner dans l'aventure?
Cette expérience, de par ses enjeux, peut faire évoluer
l'enseignant vers une identité professionnelle différente,
celle du "praticien réflexif", ouvert aux changements.
S'il accepte d'apprendre de ses élèves, "en direct",
il gagnera en connaissance sur leur construction identitaire et cognitive,
et sur la pensée en co-construction. Il apprendra à les
observer autrement et il verra des effets positifs, pour tous, clans
différents domaines (autonomie, motivation, langue, citoyen-neté...).
Il gagnera en crédibilité, face à eux, par cette
"fonction humanisante" qu'il remplit : la participation des
élèves à cette activité émancipatrice
de la pensée se fonde, de droit, sur leur appartenance à
la civilisation des humains(6), et non sur leur inscription sur les
registres de l'école, Enfin, il sera porté par toutes
ces intelligences, par la vie qui cherche du sens.
Une démarche personnelle qui exige une formation
Le libre arbitre mais pas l'arbitraire! L'institutionnalisation n'est
pas envisageable: ce serait un contresens complet que d'obliger un enseignant
à mettre en uvre une telle pratique. Mais une pratique
isolée peut déstabiliser l'enseignant et le faire dévier
des objectifs premiers : il pourrait par exemple être tenté
de faire basculer les priorités, d'instrumentaliser l'atelier-philosophie-Agsas
et de l'utiliser au profit d'autres objectifs, comme alternative à
la violence et à la gestion des conflits, comme atelier de langage,
ou même de le considérer comme lieu de parole banal.
Cette pratique n'est pas une fin en soi, elle n'a d'ailleurs
pas le monopole de la pensée et cohabite avantageusement avec
d'autres espaces scolaires de réflexion: débat(7), travail
autour de textes, production d'écrits, débats sur le sens
des diverses disciplines...
Si tant est que ce courant des préalables à la pensée
philosophique représente une forme de réponse aux enjeux
actuels de l'école, une formation spécifique, pour les
enseignants qui le désirent, est donc indispensable. Mais ne
perdons pas de vue son propos: le travail de la pensée ne s'exerce
à plein que dans les défis de l'existence, à 1'échelle
individuelle ou collective. Ainsi on peut dire que l'Atelier-philosophie-Agsas
prépare le terrain pour l'enseignement de la philosophie et donne
au monde enseignant un regard neuf sur l'école d'aujourd'hui.
NOTES
L'Agsas est "L'Association des groupes de soutien au soutien"
fondée par le psychanalyste J. Lévine. Concernant les
fondements, les modalités pratiques, il sera utile de se reporter
à l'ouvrage "Nouvelles pratiques philosophiques en classe,
enjeux et démarches" CRDPde Bretagne, mai 2002, p. 79, ainsi
qu'à la revue de l'Agsas Je est un autre (hors-série février
2001 n°6, 7 et 9 .
2. Michel Develay, Donner du sens à l'école* ESF, 1996,
3. Se reporter à l'article de la même auteure "L'atelier-philosophie",
dans le dossier intitulé "Les mots pour se dire", revue
Éducation enfantine n° 9, mai 2002, p. 71.
4. " Un enfant qui est pris au sérieux, respecté
et soutenu dans ce sens-là peut faire sa propre expérience
de lui-même., et du monde... " in C'est pour ton bien, Alice
Miller, Aubier" 1983,
5. " Un médiateur est essentiellement un facilitateur qui
sait prendre en compte une ou plusieurs variables; langage, affectivité,
situations, relations, normes sociales et produits culturels I...J et
ce dans une relation d'aide d'assistance et de guidance [...] La médiation
est fac-teur décisif du développement de l'enfant"
in Pédagogie, dictionnaire des concepts clés. F. Raynal
et A. Rieunier, ESF, p. 220,
6 Edgar Morin, dans Pour une politique de civilisation, Ariéa,
2002. expose les impératifs d'une politique de civilisation qui
sont: "solidariser, ressourcer, convivialiser et moraliser ".
7. Qu'apprend-on à l'école élémentaire ?
Les nouveaux programmes, CNDP, 2002. Principes
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